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Le papier peint se développe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avec la Révolution industrielle et, comme elle, répond aux besoins de consommation d’une société enrichie. Jusqu’alors, les classes supérieures disposent de décors somptueux sur les murs de leurs intérieurs : cuir doré, boiseries peintes ou sculptées, tapisseries, soieries… tous décors inaccessibles aux classes plus modestes qui se contentent de bergames, de médiocres tissus de laine, voire, le plus souvent, en bas de l’échelle, d’un simple coup de blanc de chaux.
La galerie Louis XIV
Dessin Victor Dumont, Paris, manufacture Délicourt, Hoock frères successeurs, 1867
Coll. Musée du Papier Peint de Rixheim
Or la période connaît une double évolution :
Le papier peint répond à cette demande : relativement peu coûteux, il est susceptible d’imiter les décors les plus somptueux. Ce n’est évidemment pas un hasard si les publicités de l’époque insistent sur ces qualités d’imitation du papier peint. Le manufacturier Durolin propose par exemple en 1788 à Paris : des papiers peints veloutés et en arabesques, ornements d’architecture en grisaille et rehaussés d’or, papier imitant le bois des Indes et le dos des livres de tout format, […] pierre de taille, marbre, granits, colonnes, pilastres, chutes, balustres, corniches, architraves, statues, guirlandes […] en tous genres; de son côté, son confrère Lecomte à Lyon fait les plus grands efforts pour imiter les étoffes de la haute fabrique [lyonnaise, c’est-à-dire les somptueuses soieries].
Ces papiers peints sont conçus et réalisés dans des entreprises de taille variable : à Paris, en 1791, on a pu décompter plus d’une quarantaine de manufactures, dont six occupaient plus 100 ouvriers et deux, ce qui à l’époque est énorme, plus de 400. Il s’agit donc ici d’une véritable industrie car, en dépit de son nom, le papier peint n’est pas peint mais imprimé. La technique de l’impression à la planche permet de fabriquer le même motif par centaines de rouleaux dans un large échantillonnage de couleurs. Des représentants sillonnent toute l’Europe et les jeunes États-Unis pour vendre des rouleaux par milliers dans le cadre d’un réseau commercial qui se met en place. L’on retrouve les mêmes motifs aussi bien sur les murs de Nouvelle-Angleterre qu’à Moscou.
Dans les décennies suivantes, la production va prendre de l’ampleur pour répondre à une demande élargie, correspondant à l’essor de la classe moyenne. Celle-ci, certes, continue à faire appel à toutes sortes d’imitation de matériaux raffinés, mais le papier peint réussit pourtant à conquérir progressivement son autonomie et à donner naissance à un type de décor spécifique, libéré de la volonté de pastiche. C’est particulièrement sensible dans deux types de création originaux : les décors et les paysages.
Les décors ont pour propos de recréer sur le mur une décoration structurée comme peut l’être une boiserie ; pour ce faire, les manufacturiers mettent sur le marché des composants destinés à se combiner entre eux, de quoi réaliser un véritable kit à partir de panneaux, de lambris, de pilastres, de bordures et de corniches. Or, ces créations font preuve d’une grande originalité, ne se contentant pas de simplement démarquer les formules traditionnelles. C’est encore plus sensible dans le domaine du paysage, ce que nous nommons, depuis 1930, panoramique.
Ici, les manufacturiers produisent en grande série, jusqu’à plusieurs milliers d’exemplaires en cas de réussite du sujet, de vastes compositions destinées à faire disparaître les murs de la pièce et à satisfaire le goût de l’époque pour le voyage. Il ne s’agit nullement d’un produit de luxe, destiné à des ensembles palatiaux, mais de décors destinés à des intérieurs bourgeois qui se vendent entre 100 et 200 francs-or : Balzac en place par exemple un dans la salle à manger de la pension Vauquer… qui ne passe pas exactement pour un parangon d’opulence.
Jusqu’alors, la production, quoiqu’industrielle, est réalisée manuellement : mais les manufacturiers vont progressivement mettre au point des modes d’impression mécaniques qui deviennent efficaces au cours de années 1840, si bien que dès les années 1850, la majorité des papiers peints est produite à la machine.
Désormais, le rouleau ne se paye plus en francs-or mais en centimes-or et le commun des mortels y accède, disposant sinon de l’équivalent du luxe, au moins de ce qui pourrait en donner le mirage, selon l’historien de l’art Charles Blanc en 1881.
C’est ainsi qu’Émile Zola nous décrit cet épisode de l’installation de Gervaise rue de la Goutte d’Or à Paris en 1855 : L’achat du papier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris à fleurs bleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche [le concierge] lui offrit de l’emmener ; elle choisirait. Mais il avait des ordres formels du propriétaire, il ne devait pas dépasser le prix de quinze sous [75 centimes] le rouleau. Ils restèrent une heure chez le marchand, la blanchisseuse revenant toujours à une perse très gentille de dix-huit sous [90 centimes], désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin le concierge céda…
Ceci n’entraîne cependant pas un véritable renouvellement du motif, bien au contraire : face à une telle situation se développe un large mouvement d’esthètes, d’abord en Angleterre, puis dans tout le monde occidental, qui condamne la production industrielle dans la mesure où l’impression traditionnelle permet à l’ouvrier d’épanouir sa créativité, alors que la machine, en parcellisant les tâches, aboutit à de médiocres résultats. L’Art nouveau, qui en est issu de 1890 à 1905, est une réponse conservatrice sur le plan technique, dans la mesure où ses tenants rejettent l’industrie. En revanche, la question est reposée dans un cadre différent par le Bauhaus en 1929, aboutissant au refus du motif au profit de simples effets de matière, mieux adaptés à des intérieurs modestes – loin, il est vrai, du mirage du luxe, mais parfaitement adaptés tout à a fois à la situation de crise économique et au vaste marché de l’habitat social.
Les cinquante dernières années voient dans un premier temps un essor de la production, adaptée aux larges besoins de reconstruction et d’urbanisation de l’après-guerre : les motifs pop des années 1970, expriment bien ce dynamisme retrouvé, lorsque les grosses fleurs orange recouvrent absolument tout espace disponible dans l’intérieur de tout un chacun. Par la suite, le papier peint entre en crise : par un mouvement de pendule, les motifs trop présents déplaisent ; en même temps, les moyens de production, capables de mettre en un temps record des milliers de rouleaux d’un même dessin sur le marché, prolétarisent le papier peint, désormais vendu en grande surface, sans l’ombre d’un conseil.
Est-ce à dire que le papier peint est mort ? Les populations de l’ancienne Union soviétique, qui absorbent désormais le tiers de la production mondiale, prouvent que le phénomène dumirage du luxe, après plus de quatre-vingts ans d’austérité, fonctionne toujours. Quant à la création, l’impression en numérique va sans doute permettre aux nouvelles générations de créer des motifs adaptés à leur propre intérieur.
Cette histoire d’un décor industriel ne serait pas complète si on oubliait les sarcasmes dont a été accablé le papier peint depuis ses origines : lorsqu’on l’installe dans les maisons royales, dans les années 1780, d’aucuns s’offusquent de l’usage d’un matériau qui les infecte et que l’on ne devrait réserver tout au plus que pour le logement des gens de suite. Tout est dit et le même mépris revient récurrent deux siècles durant. Les linéaires éclairés au néon des surfaces de bricolage, seuls lieux où l’on trouve désormais le papier peint, ne devraient malheureusement pas atténuer ce jugement. Il devient par là même difficile d’analyser sereinement un décor dont le seul défaut est d’avoir été beaucoup plus populaire que d’autres.