J’ai découvert Strasbourg une fin d’été. Fleurs en myriades aux fenêtres. Soleil radieux dans la rue des Hallebardes. Mes pas sur les pavés…
Étrange cheminement, rencontre éblouissante d’un patrimoine inscrit au creux de cette modernité. Laisser le regard craqueler le vernis du temps : la romanité est là, toute palpitante de vie – l’effort est ténu, si fine est la pierre – et revisiter le temps. Sous les pavés, Rome. Une analepse de quelque 2 000 ans…
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Les deux noms s’opposent, en apparence.
Le premier étale les quatre syllabes de son auctoritas : au sens étymologique, le patrimoine représente bien l’héritage du pater familias.
Alors que le second, apparu au XIXe siècle, surgit avec l’impertinence du rythme cadencé de ses syllabes à dentales : moder – nité. Mais si l’un est le témoignage sensible de la créativité de l’homme, l’autre n’est-il pas l’expression de cette créativité en action ? Dans les chemins du temps, la modernité se mue en patrimoine…
Cheminer dans cette rue de Strasbourg, c’est retrouver un lieu où l’homme pouvait d’un même geste mesurer l’espace et le temps et s’approprier l’espace pour en faire un lieu de vie, rythmé par le temps astronomique. La construction d’une ville antique commence par une émotion que chacun - où qu’il soit – a pu ressentir, qu’il se trouve sur une plage africaine ou sur une terre rhénane : l’émotion de l’aube. Aube, en latin alba, blanche, mot qui désigne le moment où la nuit blanchit. Tout devient gris et, sur la plage, on ne distingue ni la limite entre le sable et la mer, ni la ligne d’horizon.
Pas de couleurs. Et attendre, attendre l’émotion que procure là-bas, à l’est, l’apparition du soleil qui, se levant – orientem – illumine et colore d’un coup la terre : le premier geste de la construction de la ville, comme le premier geste de la mesure du temps, s’inscrit dans cette émotion humaine qui surgit au moment de l’aurore.
Le premier geste d’urbanisme s’inscrit dans une préhension unique de l’espace et du temps en une seule émotion. Cet axe marquait aussi le début de la première heure du jour.
Obélisque de Montecitorio (1748)
Giuseppe Vasi, Sulle magnificenze di Roma Antica e Moderna, 1752, s.d.
Ce geste consiste à prendre un bâton (ce bâton porte en grec le nom de gnomon, le planter à la verticale au centre d’un espace délimité sur le sol ; l’ombre de ce bâton reflétée sur l’espace au lever et au coucher du soleil détermine l’orientation, le grand axe est-ouest, axe inaugural de la construction, appelé en latin decumanus ou encore decimanus. Ce mot a quelque rapport avec l’adjectif décimal : limes qui pro eo quod formam X faciat decimanus est appellatus. L’axe formait en effet la lettre X , dix en latin avec la ligne perpendiculaire que l’on traçait du nord au sud, à partir de l’ombre du bâton à midi. Cette ligne s’appelait cardo. On traçait alors un réseau de chemins, de routes qui se croisaient à angle droit et qui étaient numérotées. On pouvait s’y retrouver : tel endroit était à trois rues parallèles à l’est de la partie Nord du decumanus...
L'obélisque de Montecitorio servait de gnomon à l'horologium d'Auguste, au Champ de Mars.
Je vous propose un parcours de lecture à travers l’œuvre de Vitruve, le grand architecte de l’Antiquité qui consacra dix livres à l’art de bâtir.
Sur l’homme, nous savons peu de choses : qu’il fut contemporain de Jules César, qu’il servit en Espagne et en Gaule. César mourut en 44 av J.-C., le jour des Ides, Vitruve, lui, en 26. Il connut donc les dernières années de la République – qui se termina en 27 - et, surtout, la première année du Principat d’Auguste qui instaura, après tant d’années de guerres, la grande Pax Romana, favorable à l’éclosion des Lettres, ceci expliquant la date à laquelle il écrivit son traité qu’il dédia à Auguste. Son œuvre, en revanche a été entièrement conservée et traduite par Claude Perrault, le frère de Charles, l’auteur des Contes. Un tout autre conte, à faire réfléchir, aussi…
Carrefour de la rue du Dôme (cardo) et de la rue des Hallebardes (decumanus)
Photo Henri Kniffke, 2005
Coll. CRDP d'Alsace
Plaçons en exergue de ce parcours de lecture la définition que Vitruve dans son premier Livre donne de l’architecture et des qualités qu’il attribue à l’architecte :
L’architecture est une science qui doit être accompagnée d’une grande diversité d’études et de connaissances par le moyen desquelles elle juge de tous les ouvrages des autres arts qui lui appartiennent.
Il faut qu’il (l’architecte) soit ingénieux et laborieux tout ensemble ; car l’esprit sans le travail, ni le travail sans l’esprit, ne rendirent jamais aucun ouvrier parfait. Il doit donc savoir écrire et dessiner, être instruit dans la Géométrie, et n’être pas ignorant de l’Optique, avoir appris l’Arithmétique, et savoir beaucoup de l’Histoire, avoir bien étudié la Philosophie, avoir connaissance de la Musique, et quelque teinture de la Médecine, de la Jurisprudence et de l’Astrologie.
... regardons autour de nous les rues de Strasbourg…
On peut dire que l’homme antique mesurait l’espace avec son corps : depuis le doigt, le palme, le pied, la coudée [5]... jusqu’au stade.
Le stade désignait à l’origine une distance inventée par Héraclès, Hercule pour les Romains. On retrouve en effet dans le nom stade la racine indo-européenne *sta- qui désigne la position debout ; c’est donc une mesure prise par le héros debout très exactement en mettant six cents fois son pied gauche devant son pied droit. Si l’on sait que la distance obtenue était de 192,27 mètres, on trouvera aisément la pointure d’Héraclès...
Certes. Mais lire Vitruve, c’est en comprendre la raison et éprouver d’un même coup la jouissance intellectuelle que procure le spectacle de la pensée en exercice, au même titre que l’on peut admirer la performance physique d’un athlète accompli.
L’homme antique prenait le temps de penser, comme il prenait soin d’entraîner son corps. Suivre cette pensée en exercice c’est donc entraîner sa propre pensée et la fortifier, comme on pourrait sculpter son corps en accompagnant des athlètes sur le stade de Delphes, à la palestre ou au gymnase… On pointe ici une des clés du succès des études latines auprès des jeunes esprits qui ressentent l’impérieux besoin de comprendre, pour peu que l’on ait soulevé le voile du désir intellectuel et qui éprouvent à l’exercice de la pensée une satisfaction aussi intense qu’à l’entraînement de leur corps.
Il faudrait lire en entier le livre III pour suivre pas à pas cette réflexion sur les proportions, sur la recherche des proportions idéales qui, dans l’architecture romaine, prendront forme dans le Panthéon de Rome :
Pour bien ordonner un édifice il faut avoir égard à la Proportion qui est une chose que les Architectes doivent sur tout observer exactement. Or la Proportion dépend du Rapport que les Grecs appellent Analogie.
Ce Rapport est la convenance de mesure qui se trouve entre une certaine partie des membres et le reste de tout le corps de l’ouvrage, par laquelle toutes les proportions sont réglées. Car jamais un Bâtiment ne pourra être bien Composé s’il n’a cette Proportion et ce Rapport, et si toutes ses parties ne sont à l’égard les unes des autres ce que celles du corps d’un homme bien formé sont, étant comparées ensemble.
Si donc la nature a tellement composé le corps de l’homme que chaque membre a une proportion avec le tout, ce n’est pas sans raison que les anciens ont voulu que dans leurs ouvrages ce même rapport des parties avec le tout se rencontrât exactement observé. Mais entre tous les ouvrages dont ils ont réglé les mesures, ils ont principalement eu soin des Temples des Dieux, dans lesquels ce qu’il y a de bien ou de mal-fait, est exposé au jugement de toute l’Éternité.
Un temple de Rome, le Panthéon, exprime la recherche aboutie de cette perfection, celui-là même dont Stendhal écrira le 1er avril 1828, au cours de l’une de ses Promenades dans Rome qu’ il est ce qui nous reste de plus parfait de l’architecture romaine.
Ne venons-nous pas d’entraîner ici notre esprit à l’une des cinq relations intellectuelles : la relation d’analogie ? D’autres réflexions nous attendent... dans d’autres disciplines.
L’homme moderne comprend aujourd’hui à ses dépens la conjonction qu’il a si longtemps négligée entre ces deux arts - l’architecture et la médecine - que la sagesse de notre théoricien n’avait pas méconnue : l’architecte antique faisait preuve de prévoyance : non seulement pour bâtir les murailles de sa ville, il avait soin de choisir un lieu sain, mais, une fois l’enceinte des murs bâtie, il veillait à mettre les bâtiments à couvert du mauvais vent. Il lui fallait donc connaître les directions des vents…
L’enceinte des Murs étant faite il faut tracer les places des Maisons et prendre les alignements des grandes rues et des ruelles selon l’aspect du Ciel le plus avantageux. La meilleure disposition sera si les Vents n’enfilent point les rues, parce qu’ils sont toujours nuisibles, ou par leur froid qui blesse, ou par leur chaleur et leur humidité qui corrompt. C’est pourquoi il faut bien prendre garde à ces inconvénients afin de n’y tomber pas, comme il est arrivé à plusieurs villes , spécialement à Metelin en l’île de Lesbos, où les bâtiments sont beaux et magnifiques, mais disposés avec peu de prudence ; car en cette Ville le Vent du Midi engendre des fièvres, celui qui souffle entre le Couchant et le Septentrion fait tousser, et celui du Septentrion qui guérit ces maladies , est si froid qu’il est impossible de demeurer dans les rues quand il souffle. (…)
Si donc on est à l’abri des Vents, cela pourra non seulement rendre un lieu capable de maintenir en santé les corps qui se portent bien, mais même de guérir promptement les maladies qui dans d’autres lieux ont besoin de l’application des remèdes au mal ; et cela à cause de la bonne température que cet abri leur donne. Les maladies qui sont de difficile guérison, et qui sont communes dans tous les lieux intempérés dont il a été parlé ci-dessus, sont les Rhumes, le Goutte, la Toux, la Pleurésie, le Crachement de sang et telles autres indispositions.(…)
S’ajoute ici au geste augural de la construction de la ville décrite précédemment, la composante des vents.
Il faut pour trouver les points des Régions d’où partent les Vents, procéder en cette manière. On mettra de niveau au milieu de la Ville une Table de marbre ou quelque autre chose fort polie et bien dressée à la règle et au niveau, et au milieu on placera un Style d’airain pour faire voir l’ombre du Soleil, le gnomon, etc...
LIVRE I, Chapitre VI,
De la distribution des Bâtiments qui se font dans l’enceinte des Murailles des Villes, et comme ils doivent être tournés pour être à couvert du mauvais Vent.
Où donc soufflent les vents à Strasbourg ?
L’été puis l’automne sont passés : je parcours à nouveau l’antique decimanus, foulant les pavés de la rue des Hallebardes. Les lumières de Noël ont remplacé les fleurs estivales, illuminant les façades. Sensation de bien-être dans le froid de l’hiver. Sentiment de protection : la rue n’est balayée ni par le Solanus, ni par le Favonius, les deux vents d’est et d’ouest qui auraient pu la traverser sans la prévoyance de l’architecte. J’aime aujourd’hui profiter de cette clairvoyance... et réfléchir aussi à cette corrélation entre l’habitat et l’homme, constitutive de l’architecture antique : l’homme, dans tous les sens du terme, s’y retrouvait. Cette réflexion me semble si moderne en une époque – la nôtre – où l’on éprouve tant de difficultés à mettre en concordance l’habitat et l’humanisme, où l’être humain vit encore trop de situations de relégation.
La grâce de certains passages ne souffre pas de commentaire. Les lignes qui suivent, sur l’origine des chapiteaux corinthiens, se suffisent à elles-mêmes :
Le troisième genre de colonnes est appelé Corinthien qui représente la délicatesse d’une jeune fille à qui l’âge rend la taille plus dégagée et plus capable des ornements qui peuvent augmenter la beauté naturelle. L’invention de son chapiteau est fondée sur cette rencontre. Une jeune fille de Corinthe prête à marier étant morte, sa nourrice posa sur son tombeau dans un panier quelques petits vases que cette fille avait aimés pendant sa vie, et afin que le temps ne les gâtât pas si tôt étant à découvert, elle mit une tuile sur le panier, qui ayant été posé par hasard sur la racine d’une plante d’Acanthe, il arriva lorsqu’au Printemps les feuilles et les tiges commencèrent à sortir, que le panier qui était sur le milieu de la racine, fit élever le long de ses côtés les tiges de la plante, qui rencontrant les coins de la tuile furent contraintes de se recourber en leur extrémité, et faire le contournement des volutes.
Le Sculpteur Callimachus que les Athéniens appelèrent Catatechnos à cause de la délicatesse et de la subtilité avec laquelle il taillait le marbre, passant auprès de ce tombeau, vit le panier, et de quelle sorte ces feuilles naissantes l’avaient environné : cette forme nouvelle lui plut infiniment, et il en imita la manière dans les colonnes qu’il fit depuis à Corinthe, établissant et réglant sur ce modèle les proportions et les mesures de l’ordre corinthien.
Je terminerai cette invitation à la lecture de Vitruve par la justification personnelle qu’il donne lui-même de son entreprise :
Il faut avouer que nos Ancêtres ne pouvaient rien faire de plus sage ni de plus utile que de mettre par écrit leurs belles inventions. Car c’est ce qui nous en a conservé la mémoire : et il est arrivé que chaque siècle ayant ajouté quelque chose aux connaissances des siècles précédents, les Arts et les Sciences ont été portés à la perfection où nous les voyons maintenant. On ne saurait donc avoir assez de reconnaissance pour ceux qui ne nous ont point envié par leur silence les belles connaissances qu’ils ont eues ; mais qui ont pris le soin de les communiquer à leurs descendants. Car on aurait éternellement ignoré ce qui s’est passé à Troie, et nous ne saurions point quelles ont été les opinions de Thalès, de Démocrite, d’Anaxagore, de Xenophanes et de tous les autres Philosophes touchant les choses Naturelles, ni par quels préceptes Socrate, Platon, Aristote, Zénon, Epicure, et les autres ont réglé les Moeurs et toute la conduite de la vie ; enfin jamais nous n’aurions entendu parler des actions de Crésus, d’Alexandre, de Darius, ni des autres Rois, si nos Ancêtres n’eussent pris le soin d’écrire des livres qui conservassent la mémoire de toutes ces choses pour en faire part à toute la postérité.
Quant à moi je ne tâche point en écrivant cet Ouvrage de cacher d’où j’ai pris ce que je produis sous mon nom, ni de blâmer les inventions d’autrui pour faire valoir les miennes ; au contraire je fais profession d’être infiniment obligé à tous les Ecrivains de ce qu’ils ont recueilli comme je fais tout ce que les Auteurs plus anciens ont préparé et amassé chacun dans sa profession : car c’est de là que comme d’une source nous pouvons puiser abondamment et ensuite entreprendre avec assurance de composer chacun suivant le dessein qu’il a, de nouveaux et différents Traités : et j’avoue ingénument que cela m’a donné une entrée et une facilité très grande pour l’exécution de mon dessein pour lequel j’ai trouvé cent choses toutes prêtes.
Je voudrais simplement remercier tous ces passeurs – au nombre desquels figure Vitruve - qui nous ont permis de connaître l’étiologie des habitudes que nous avons prises et inscrivent nos destinées dans le grand cheminement de la pensée humaine.
On n’ignore pas que c’est le général romain Drusus, frère de l’empereur Tibère, qui fut à l’origine du castellum d’Argentoratum. Il existait plusieurs dizaines de castella Drusi, de forteresses de Drusus, le long du Rhin. Mais celle qui devait devenir Strasbourg, Drusus l’avait dédiée au culte militaire de la déesse... Roma, représentée sous les traits d’une belle femme, protectrice des légions.
Cette divinité était secondée par Hercule, dont les courageux soldats, exilés de leur pays natal, imploraient si souvent l’aide et auquel ils avaient construit un temple,…sur l’emplacement duquel s’élèvera plus tard l’actuelle cathédrale de Strasbourg.
Sous les pavés, Rome...