Par Georges Brun
Publié le 230 janvier 2014
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L'architecture romane en Alsace ne présente pas une unité de formes, mais on peut y rattacher des monuments dont les dates de construction d’échelonnent de l'an Mil au début du XIIIe siècle.
Au XIè siècle, restant très influencée par l’art carolingien et sont prolongement, l’art ottonien, l’Alsace voit se construire des édifices à « plan centré » (rotonde d’Ottmarsheim, chapelle Sainte-Marguerite d'Epfig, chapelle Saint-Ulric d'Avolsheim, rotonde disparue de Sélestat) ainsi que des églises à plan basilical avec trois nefs orientées d'ouest en est et un chœur à l'est, avec ou sans transept. La plupart n'a pas de clocher véritable comme on en construit au XIIè siècle.
Les nefs de ces églises sont en général couvertes d'une simple charpente, le mur est fait de moellons recouverts d'un crépi. Les voûtes sont rares : cul-de-four dans les absides, voûte en berceau (Epfig) et voûtes d'arêtes sur de petites surfaces, avant tout dans les cryptes (ainsi à Andlau et Strasbourg).
Le grand édifice, aujourd’hui disparu et dont on connaît mal l'aspect, est la cathédrale de Strasbourg bâtie par l'évêque Werner vers 1000-1015. Cet édifice ottonien est le grand modèle de cette période…
Ottmarsheim, abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul : vue du nord est sur le chœur, la sacristie et la chapelle Sainte-Croix (de droite à gauche). L’ornementation extérieure est très sombre et consiste en une arcature lombarde courant le long du somme de l’octogone. La corniche à billette qui la surmonte n’est pas d’origine : c’est un ajout contestable du XIXè siècle.
Document Georges Brun, 2002
Le XIIè prolonge partiellement les traditions du siècle précédent, mais avec de grands changements, dus en particulier à des influences extérieures diverses. Le plan est essentiellement basilical, avec transept, mais le chœur reste sans déambulatoire. Mais ce XIIè siècle voit s’introduire quelques particularités innovantes :
• La construction est en général de bien meilleure qualité, avec l'emploi systématique de la pierre de taille.
• Les tours se développent à la croisée du transept et en façade, ainsi que le massif occidental, parfois monumental, abritant un porche à plusieurs étages (Marmoutier).
• La voûte d'ogives apparaît, sans doute dès la première moitié du siècle : le plus souvent, à une travée de la nef couverte d'une voûte d'ogives, correspondent dans chaque bas-côté deux travées couvertes d'une voûte d'arêtes. Ces ogives n’ont cependant pas le rôle porteur et structurel qu’elles vont jouer dans l’architecture gothique.
Strasbourg, cathédrale Notre-Dame : reconstitution de l’édifice ottonien de l'évêque Werner, vers 1000-1015.}
Document Georges Brun, 2010
Le décor extérieur des édifices se caractérise essentiellement par l'animation de la surface du mur extérieur grâce aux « bandes lombardes » que l'on retrouve un peu partout dans toute la vallée du Rhin supérieur, et par une petite statuaire souvent éparse sur les façades, aux chevets ou aux acrotères…
A l’intérieur, les peintures murales ont pu être fréquentes, mais il en reste assez peu (Avolsheim). Les vitraux ont pour la plupart disparu : le musée de l’œuvre Notre-Dame possède quelques rares pièces (Tête du Christ de Wissembourg), alors que la cathédrale de Strasbourg offre le bel ensemble, fortement remanié, des rois germaniques du bas-côté nord.
Quant à la sculpture décorative, elle est la plupart du temps présente :
• aux tympans des portails et aux linteaux : tympans d'Andlau, Sigolsheim, Eguisheim, Kaysersberg...
• aux chapiteaux : les plus beaux conservés sont ceux du cloître d'Eschau conservé au Musée de l’œuvre Notre-Dame à Strasbourg ;
• plus rarement, sur des reliefs disposés apparemment au hasard ou en frise sur le mur de la façade ou du chevet (Marmoutier, Andlau, Lautenbach, Rosheim…)
Ce décor, tout comme l’architecture, évolue entre le XIè et le XIIIè : au début du XIè siècle et jusqu’à 1140 environ : c’est un simple décor en méplat, souvent sur un fond en cuvette ; de 1140 à 1190, le relief se détache nettement plus du fond et les formes prennent un certain volume, l'animation de la surface étant souvent créée par un jeu véritable de petits plis et non plus de simples incisions dans la pierre. De 1190 à 1240 enfin se manifeste une influence du style classique byzantin (sobriété et monumentalité) mais aussi du style gothique, cependant encore peu accepté.
Le bas-relief reste la règle générale. Les motifs représentés sont religieux aux tympans (le Christ entre Pierre et Paul...) et présentent sur les chapiteaux et les frises des motifs floraux ou animaliers souvent stylisés ou des ornements géométriques.
D'une manière générale l'Alsace préromane et romane offre deux types d'édifices religieux :
• le type de plan basilical à nef charpentée : le Dompeter d’Avolsheim, (lourdes arcades sur piliers carrés et sa tour porche), le prieuré de Feldbach, (du XIè siècle dans sa partie orientale), les églises d'Altenstadt, de Hohatzenheim, (fin du XIè siècle), d'Eschau, de Surbourg, (mi XIè siècle), de Hattstatt (XIè siècle), de Saints-Pierre-et-Paul de Neuwiller-lès-Saverne (chapelles superposées des XI-XIIè siècle), de Bergholtz-Zell (1006), de Marbach (1090), de Sainte-Foy de Sélestat (fin XIè).
• Le type de plan centré ou plan circulaire en rotonde, parfois surmontée d'une coupole : église de Honcourt, du Val de Villé, (vers 1000), chapelle tétraconque Saint-Ulrich d'Avolsheim, (vers 1000), rotonde d'Ottmarsheim (1049), de Saint-Georges de Sélestat et d'Epfig (plan centré sur croix grecque, seconde moitié du XIè).
Hormis les édifices religieux, se construisent en Alsace les premiers châteaux en pierre, en ruine aujourd'hui : le Guirbaden (mentionné en 974), le Herrenstein, apanage de la famille des Dagsbourg, (cité pour la première fois en 1055), les trois châteaux d'Eguisheim, le château du Hohnack (mention en 1079), la Frankenbourg (1009), que les comtes de Werd reçoivent en apanage de l'évêque de Strasbourg. Plus tardive (vers 1152 ?), la « maison romane » de Rosheim est en fait une tour de défense construite à la marge ouest de la ville avant qu’elle ne se dote d’un rempart.
Le milieu et la seconde moitié du XIIè siècle constituent l'âge d'or de l'architecture romane en Alsace. Les dispositions architecturales des deux siècles précédents sont perfectionnées dans de nombreuses reconstructions :
• Le narthex du massif occidental est maintenu, sauf à Saints-Pierre-et-Paul de Rosheim, Saint-Georges de Haguenau et Saint-Adelphe de Neuwiller-lès-Saverne où la façade flanquée de deux tourelles est directement plaquée sur la nef.
• Les porches offrent diverses variantes : à Marmoutier (1140), à Sainte-Foy de Sélestat (vers 1180), à Niedermunster (1153-1180), à Lautenbach (1135-1150), à Murbach (vers 1140, sous forme d'un atrium couvert accolé à l'édifice de 1105-1115).
• Les tours - clochers apparaissent sur le carré du transept à Murbach, à Marmoutier (au centre du narthex et en retrait sur les tours flanquantes, 1140), à Sainte-Foy de Sélestat en tour de croisée accompagnant les deux tours de façade (restaurées par Winckler).
• Le système de couverture conserve souvent la formule des nefs charpentées et, dans ce cas, le jeu fréquent des alternances de piles fortes et de piles faibles (Lautenbach, Saint-Jean-les-Saverne) ne répond pas aux nécessités de la tectonique, mais plutôt à un souci d'agrément.
• La voûte à croisée d'ogive est aussi adoptée dans les hautes nefs, réservant la voûte à croisée d'arête aux bas-côtés. Cependant, l’ogive ne joue pas ici le rôle structurant et porteur qu’elle jouera dans le système gothique : elle est ici un renfort des arêtes constituant la voûte.
Cette période féconde réunit dans une série d'édifices, parfois modestes mais toujours bien adaptés à leur environnement, diverses influences, au premier rang desquelles l’influence rhénane : celle de Hirsau, de Spire et de La Reichenau (Mittelzell) à Notre-Dame de Strasbourg et à Murbach, celle de la Bourgogne (Cluny, Sainte-Bénigne de Dijon), celle de l'Italie du Nord (Lombardie), celle de la Lorraine proche à Sainte-Foy de Sélestat…
De nombreux édifices ont malheureusement disparu, l’histoire de l’Alsace étant particulièrement féconde en guerres et destructions. Il en reste quelques-uns qui sont remarquables :
• Eglise abbatiale Saint-Léger de Murbach : seul le massif oriental est conservé : chevet carré flanqué de chapelles à deux étages, transept à deux clochers, hautes voûtes sur croisée d'ogive, chapelles latérales à croisée d'arête. Influences de Cluny, de Hirsau, de la Lombardie. Murbach influence l’édifice de Gueberschwihr (1134-1155) ;
• Abbatiale Saint-Etienne de Marmoutier : porche à 3 ouvertures et à 1 travée, grand narthex supportant la tour centrale, clocher en retrait des tours flanquantes. Frontons (1140-1155). Réminiscences carolingiennes ;
• Eglise Saints-Pierre-et-Paul de Rosheim : basilique voûtée, avec alternance des piles, massive tour de croisée surélevée au XIVè siècle (1150-1160) ;
• Eglise bénédictine de Saint-Jean-les-Saverne : une nef et 2 bas-côtés donnant sur des absides. Alternance des piles carrées, voûtes d'ogive dans la nef et d'arête sur les bas-côtés. Pas de contreforts extérieurs (1145-1150) ;
• Eglise Sainte Foy de Sélestat : basilique à transept saillant, à absidioles et à chœur carré. Trois tours : tour de croisée octogonale à fenêtres en triplet puis géminées, couverture de pierre. Deux tours en façade (achevée vers 1162) ;
• Collégiale Saint-Michel et Saint-Gangolphe de Lautenbach : édifice charpenté, à pilier alternés et à transept débordant, porche à deux travées, triple arcature et voussures en ogive (vers 1135-1150) ;
• Eglise Saint-Léger de Guebwiller : dans la tradition de Sainte Foy de Sélestat. Transept débordant, croisée à clocher octogonal, deux tours en façade, grand porche ouvert sur les 3 côtés. Fronton décoré (1182 – vers 1200) ;
• Abbatiale Saints-Pierre-et-Paul à Neuwiller-lès-Saverne : reconstruction vers 1200, en commençant par l'Ouest.
• Eglise Saint-Adelphe de Neuwiller-lès-Saverne : façade flanquée de tourelles rondes engagées ; Tour de croisée ;
• Eglise conventuelle de Niedermunster : (en ruines). Edifice à trois doubles travées avec alternance des piles et deux tours massives encadrant le porche, à l'Ouest. Transept débordant, chœur rectangulaire flanqué de chapelles carrées. Grande crypte (consacrée en 1180) ;
• Cathédrale de Strasbourg : Poursuite des travaux du transept (charpenté) et du chœur, après l'incendie de 1176-1190.
• Eglise Saints-Pierre-et-Paul de Sigolsheim, dont la façade est remarquable.
• Bon nombre d’édifice plus modestes ont conservé une partie de leur éléments romans, assez remarquables pour être mentionnés : Saint-Martin de Pfaffenheim, Tour de Saint-Pantaléon de Gueberschwihr, chapelle Sainte-Marguerite d’Epfig, Saint-Trophime d’Eschau, Saint-Cyriaque d’Altorf, chapelle d’Obersteigen, église de Surbourg, tours-clochers de Willgottheim, Gundolsheim, Kuttolsheim…
La sculpture romane, étroitement liée à l'architecture, n'a pas connu en Alsace le foisonnement qu'on lui connaît dans les grands centres tels que la Bourgogne ou la Provence, sans doute par modestie de conception et de moyens. Mais sa séduction n'en est pas moindre ; elle a fait l'objet de nombreuses études particulières ou a été signalée dans l'ouvrage fondamental de R. Kautzsch, « Der romanische Kirchenbau in Elsass » (Fribourg. 1944). Mais c'est le mérite de Robert Will d'en avoir dressé l'inventaire exhaustif dans son « Répertoire de la Sculpture romane en Alsace » (Revue d'Alsace 1957), dégagé les particularités et les programmes iconographiques et proposé au bout de son étude la synthèse : « l’Art roman en Alsace ». C'est ainsi que plus d'une centaine d'édifices ou lieux de provenance d'œuvres conservées dans les collections publiques ou privées ont été relevés et des ateliers définis selon leur style.
Certaines pièces, du fait de l'imprécision de leur provenance ou du caractère particulièrement fruste de leur facture ou de leur état de conservation constituent des témoignages isolés d'époques plus lointaines.
Les premières œuvres les plus remarquables, très éparses, sont de facture relativement fruste. La rareté des œuvres de haute époque et leur manque de contexte empêchent de tenter une synthèse. Il reste quelques pièces remarquables :
• le tombeau à médaillons et frise d'entrelacs du sarcophage des moines de Murbach, massacrés par les Hongrois en 939, de facture carolingienne ;
• les tombeaux de Bereswinde et d'Adalric au couvent du Mont-Sainte-Odile (anciennement Hohenbourg), du XIè ;
• les premiers chapiteaux de la crypte de la cathédrale de Strasbourg, aux corbeilles ornées de monstres et de rinceaux noués ;
• les chapiteaux de la chapelle Saint-Sébastien de Neuwiller-lès-Saverne ;
• l'Agnus-Dei en réserve dans un médaillon sous l'arc de décharge de l'église d'Altenstadt, que l'inscription de la tablette de couronnement faisant mention de l'abbé Liuthard de Wissembourg (1002-1032) date parfaitement ;
• le couvercle de sarcophage à arcade géminée et à rosaces de Bergholtz (Haut-Rhin), XIè siècle (Strasbourg, musée de l’Oeuvre Notre-Dame) ;
• le linteau à figures allégoriques d'un jardin du Paradis, provenant de la porte méridionale de l'église de Bergholtz-Zell, vers 1049. (Strasbourg, musée de l’Oeuvre Notre-Dame).
Murbach: le sarcophage des moines massacrés par les Hongrois au lieu-dit "Mordfeld".
Document Georges Brun, 2012
Le XIIè siècle est la grande époque de la sculpture romane d'Alsace, auquel appartiennent la majorité des ensembles remarquables. Voici, dans l’ordre chronologique, les principales œuvres :
• Sainte-Sophie d'Eschau et son atelier : les vestiges du cloître de Saint-Trophime-et-Sainte-Sophie d'Eschau (vers 1130) constituent le plus bel ensemble de chapiteaux sculptés de l’Alsace romane, nettement influencé par le grand centre de Saint Trophime d'Arles, maison - mère des bénédictines établies à Eschau. Quelques arcades du cloître sont reconstituées au musée de l’œuvre Notre Dame, alternant colonnettes simples et colonnettes jumelées. Les tailloirs y présentent des bas reliefs sculptés en méplat, avec des traces de peinture, racontant des scènes de la vie du Christ, de l'Annonciation à la visite des trois femmes au tombeau, des sujets allégoriques ou tirés de récits (scène galante - Didon et Enée ? dont une cigogne aux apparences d'ibis) avec motifs de palmettes.
A cette série s'ajoute une cuve baptismale, très mutilée, dont les flancs portent sur deux registres des scènes de la vie et de la passion du Christ jusqu'à la Pentecôte.
Au même atelier du Maître d'Eschau atelier appartient sans doute le sarcophage de l'évêque Adeloch conservé en l'église Saint-Thomas de Strasbourg, hormis le couvercle, plus tardif: portée par quatre lions couchés, la cuve est décorée d'une arcade qu’occupent, sur les deux faces principales, un Christ assisté d'un ange bénissant l'évêque agenouillé et une figure allégorique représentant l'Eglise ou une Vertu accompagnée de rinceaux et de palmes. Sur les petits côtés, le roi remet le gonfanon à l'évêque agenouillé qu'une femme quelque peu énigmatique lui présente.
• Sainte-Richarde d’Andlau: la frise et les sculptures du porche. Deux cycles de sculptures sont présents sur les reliefs de l’abbatiale Sainte-Richarde d’Andlau, créés par l'un des ateliers les plus féconds des années 1140-1150.
- le premier, d'une facture plus sommaire et d'un relief plus accusé est constitué d’une frise historiée de près de 30 mètres de long, qui parcourt en hauteur le massif occidental. La frise représente des animaux naturels et fantastiques, des hommes chasseurs ou guerriers, diverses scènes de banquets… On y reconnaît entre autres Théodoric et Hildebrand délivrant le chevalier Sintram, selon l'épopée de Théodore de Ravenne (d’où une influence lombarde). La signification symbolique en reste cependant difficile à saisir.
- le second cycle orne de bas-reliefs l'arcade et les chapiteaux du porche ainsi que le portail de l'église, son tympan, son linteau et ses piédroits. La clef de voûte du porche, pièce significative par excellence, représente l'acte de donation de l'abbaye au Christ par l'impératrice Richarde. En haut-relief, David et Samson combattent l’un Goliath et l’autre le lion, préfigurant la victoire du Christ sur la mort. Au tympan, le Christ remet la clef à Saint Pierre et le Livre à Saint Paul, entre deux scènes de chasse. Au linteau est contée l'histoire d'Adam et d’Eve, avec la déclinaison de la symbolique de l’arbre : arbre de vie, arbre de la Connaissance du bien et du mal, « arbre sec » légendaire. Aux jambages, sous cinq arcatures superposées, des couples de bienfaiteurs de l'abbaye. Aux chapiteaux, la symbolique paléochrétienne des oiseaux se désaltérant. Enfin, au croisillon sud du transept un bas-relief représente le Christ avec Irmengarde, donatrice ou abbesse.
• Le porche de Saint-Michel-et-Saint-Gangloff de Lautenbach : C’est dans l’élégant porche de Lautenbach (1140 et 1150) que la sculpture romane d’Alsace est la plus séduisante :
- le tympan a hélas été martelé, mais des traces révèlent un Christ dans sa mandorle entre saint Michel combattant le dragon à gauche et saint Gangolphe en armes à droite.
- la frise de l’imposte se lit de l'intérieur vers l'extérieur : sur le jambage gauche, une femme porte un enfant et est en butte aux avances d'un homme nu ; une bête aux longues oreilles symbolise le tentateur. Suivent l'homme et la femme enlacés, puis le mari battant sa femme qui tombe avec l'enfant ; enfin l'enfant couché sous un serpent et l'homme nu ouvrant la gueule du monstre. Sur le jambage droit, deux groupes d'hommes enlacés, un homme faisant voltiger un enfant dans chaque main, l'un enlacé par un serpent, l'autre mordu par un porc. Cette brute ricanant est l'image du maître des Enfers, tout comme le tricéphale de Marmoutier.
Le sens de ces scènes n'est pas très clair. La représentation de l'adultère est sans doute en relation avec les fonctions de saint Gangolphe, les scènes démoniaques pouvant se rattacher au cycle de Saint Michel.
- enfin, à l'angle sud-ouest du porche une sculpture mérite attention : deux personnages en un jardin, habillés et chaussés, représentent les élus en possession du fruit du Paradis. On retrouve cette scène au portail de l'église franciscaine de Salzbourg et dans passablement de miniatures (Manuscrits de l'école de Thuringe).
Saint-Michel-et-Saint-Gangolphe de Lautenbach : détail d'une sculpture du porche.
Photo Georges Brun, 2006., 2010
• Les reliefs d'Alspach : les sculptures de l'abbatiale d'Alspach près de Kaysersberg datent même époque, l’église étant consacrée en 1149. Elles présentent deux ensembles : celui du sculpteur du portail inspiré du bestiaire en montrant des sujets allégoriques et celui du sculpteur des consoles historiées, conservées au musée d'Unterlinden de Colmar qui représentent entre autres le sein d'Abraham ou la communion de Marie l'Egyptienne.
• Saints Pierre et Paul de Rosheim : à Saint Pierre et Saint Paul de Rosheim, comme à Murbach, l’influence de l’Italie du nord dans l’œuvre sculptée est manifeste :
- sur la façade ouest, le combat de la mort et de la résurrection est symbolisée par la présence des lions d'acrotères asservissant les hommes et le saint Pierre et l'aigle (fleuron terminal) montrant le chemin du salut. Le portail et la niche montraient jadis le Christ en majesté dans sa mandorle portée par les anges et la Crucifixion.
- le tympan de la porte du côté sud a été martelé, mais l’encadrement du portail et ses ébrasements sont d'une grande richesse ornementale (grecques, piastres, chevrons et têtes d'animaux).
- corniches, pignons du transept et rampants des toits sont riches de figuration d'animaux, dragons et hommes (l'ours au gâteau de miel), alors qu’autour de la fenêtre d'abside se trouvent les symboles des Evangélistes.
- à l'intérieur les sculptures ornent culots et chapiteaux de personnages et faces grotesques dont le chapelet de têtes (sans doute de moines) de l’une des colonnes, d’une incommensurable drôlerie.
L’atelier de Rosheim a sans doute travaillé entre 1150 et 1160.
• Dorlisheim : à l'église protestante de Dorlisheim, des masques grimaçants d'où s'échappent des rinceaux de vigne et des dragons ailés occupent le tympan du portail ; aux contreforts, le lion de saint Marc et une figuration du thème de la chasse.
A l'intérieur, chapiteaux et bas reliefs proposent des monstres aquatiques et sans doute la réception d'Abraham par Melchisédech et le roi de Sodome.
L’ensemble a été réalisé sans doute vers 1150.
• Sainte-Foy de Sélestat :
Le cas de Sainte-Foy de Sélestat est particulier. Avec ce chantier de la seconde moitié du siècle (1160ss) se fait sentir l’influence lorraine qui apparaît aussi dans la figuration mi-humaine, mi-monstrueuse ou animale : lions couchés portant des colonnettes, aigles léonins, dragons et chimères, masques et serpents, béliers - sirènes, cerfs et taureaux, scènes de genre mais aussi symboles des Evangélistes ornent l’édifice, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.
Cette inspiration se retrouve, sous le même ciseau, dans les chapiteaux de l'église de Lièpvre (aujourd’hui socles des fonts baptismaux) et dans les chapiteaux des piliers du carré du transept de Sainte-Richarde d'Andlau.
• Œuvres diverses :
- A Sigolsheim (fin du XIIè), le portail de l'église Saints-Pierre-et-Paul reprend le thème de la remise par le Christ des clefs à saint Pierre et du Livre à saint Paul avec les donateurs agenouillés, dont l'un porte le nom d'Ulrich. Au linteau, cinq médaillons portent l'Agneau de Dieu, les symboles des Evangélistes et un ange assis sur un escabeau. A l'intérieur comme à l'extérieur, l'habituel monde de figures humaines et d'animaux plus ou moins fantastiques ainsi que des motifs géométriques.
- Saint-Léger de Guebwiller se situe dans la même lignée, avec la théorie habituelle des êtres hybrides, grotesques et allégoriques, mais avec, sous le porche un portail dont les piédroits sont remarquablement ornés et encadrent un tympan où figure le Christ bénissant entre saint Léger et la Vierge couronnée.
- A l'orée du XIIIè siècle enfin, suite à la dernière campagne de décoration de la cathédrale romane de Strasbourg, vers 1190, apparaissent les premiers signes de la transition entre le monde roman et les approches du gothique qui donneront naissance au célèbre « pilier des anges ».
A l’époque romane, les centres de création sont essentiellement les abbayes et leurs « scriptorias ». Bénédictins et Augustins produisent dans leurs bibliothèques de nombreux manuscrits enluminés, particulièrement à Marbach, Pairis, Wissembourg, Strasbourg. Aucune de ces bibliothèques n’a survécu aux aléas de l’histoire. On peut compter sur les doigts des deux mains les monuments de la peinture conservés sous forme de manuscrits enluminés qui illustrent les périodes préromane et romane…
La peinture murale qui n’a pas disparu est très rare et mal conservée. Le palais impérial de Haguenau de l'empereur Hohenstaufen Frédéric II Barberousse (1155-1190) était orné de magnifiques peintures (scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament, galerie des rois).
L’abbaye de Murbach possédait deux grandes tapisseries.
Un saint Christophe ornait l’église d’Alspach ; à Eschau il y avait de belles fresques du Jugement dernier.
Quelques vestiges ont passé l’épreuve du temps. Le plus bel ensemble se trouve à Avolsheim, sur la coupole du « baptistère ».
Les ateliers de copistes et les scriptoria des abbayes ont fourni de nombreuses œuvres, particulièrement à Murbach, réputé dans tout l’Empire pour la qualité de ses productions. Il en reste quelques trop rares chefs d’œuvre :
• L'Evangéliaire du moine Otfried, du Xè siècle, (Albertina de Vienne) est orné d'une grande Crucifixion influencée par la Reichenau ;
• Le « Liber Miraculorum Sanctae Fides » (Livre des Miracles de sainte Foy), vers 1100, (Codex 22 de la Bibliothèque humaniste de Sélestat) est orné de belles initiales enluminées tirées de la grammaire et du bestiaire orientaux, barbares ou irlandais.
• Le Codex Guta-Sintram, daté de 1154, (Grand Séminaire de Strasbourg), provient de l'abbaye de Marbach. C’est un recueil de 163 feuillets en parchemin dont le texte revient à Guta, chanoinesse à Schwarzenthann, filiale de Marbach, et les enluminures à Sintram, bénédictin de Marbach.
• L'Evangéliaire de Saint Pierre, (Bibliothèque de Karlsruhe) a sans doute été peint par des artistes de Marbach travaillant dans un atelier strasbourgeois créé par Marbach en 1143.
• Le Lectionnaire de la Bibliothèque municipale de Laon, (Cod. Laud. 550), provenant de Marbach, (fin du XIIè) avait jadis une couverture de métal présentant le Christ en majesté entouré de reliques de saints vénérés en Alsace et, au revers, une croix. Il fut écrit et peint pour les offices des chanoines de Marbach-Schwarzenthann.
• L’Hortus deliciarum : A la charnière entre le XIIè et le XIIIè siècle se situe le célèbre « Hortus deliciarum », disparu dans l'incendie de la Bibliothèque municipale de Strasbourg en août 1870, vaste compilation encyclopédique élaborée par les abbesses Relinde et surtout Herrade de Landsberg, morte en 1195, pour l'instruction et l'édification des nobles moniales du couvent de Hohenburg. Il reste de cette œuvre majeure des reproductions, dont un précieux fac-similé réalisé en 1818 par Christian Maurice Engelhardt.
L’Alsace fournit quelques œuvres majeures, et mêmes si les vestiges sont très rares, on peut s’en faire une idée en comparant l’art du vitrail et celui de l'illustration de manuscrits de l’époque :
• La tête du « Christ de Wissembourg » provenant sans doute de l'abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Wissembourg consacrée en 1074, est le vitrail d’Alsace le plus ancien connu. Il s'agit bien là de l'incunable alsacien du vitrail et probablement le second témoin de l'Occident, après les fragments réassemblés de la « tête de Lorsch » en Hesse (musée de Darmstadt).
• Le saint Timothée de la chapelle haute du chevet de l'église Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Neuwiller-lès-Saverne (vers 1100) est conservé au Musée National du Moyen-Age de Paris (Hôtel des abbés de Cluny).
• La rose du croisillon nord du transept de Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Wissembourg au centre de laquelle trône la Vierge à l'Enfant en majesté date de la fin du XIIè siècle (vers 1190).
• L’ensemble le plus complet et le plus significatif est formé par les admirables panneaux romans de la cathédrale de Strasbourg (dont beaucoup ont été restaurés à diverses époques, du XIVè au XIXè !) réalisés lors de la dernière campagne romane du XIIè siècle, après 1190 : médaillons du Jugement de Salomon, médaillons des anges et de la Vierge orante, arbre de Jessé du chœur et du transept, et surtout galerie des empereurs et des rois du Saint-Empire-Romain-Germanique, des saints confesseurs et des saints militaires de l'ancienne nef, se trouvant actuellement dans le bas-côté nord de la cathédrale. L'influence du célèbre manuscrit de l'Hortus Deliciarum est indéniable parmi les vitraux les plus tardifs, ceux à thème allégorique. Mais dès l'an 1200 des maîtres verriers collaborent avec des miniaturistes et semblent constituer un atelier de peinture strasbourgeois, dont le rayonnement s'étend au-delà du Rhin.
Strasbourg, cathédrale Notre-Dame: verrière de la "Galerie des rois germaniques" : les quatre lancettes représentent de gauche à droite :Charles Martel,Charlemagne, Pépin le Bref et Louis le Débonnaire. Les visages sont postérieurs.
Photo Pierre Kessler, CRDP de l'acédémie de Strasbourg, 2010
L'édifice roman surprend presque toujours le visiteur par son dépouillement sévère. Certes, les éléments architecturaux captent immédiatement l'attention. Mais les édifices, dépossédés au long des âges d'une grande partie de leur décor et de leurs trésors, s'offrent aux regards comme dénudés et privés de cette chaleur humaine qui permettait de les apprécier dans toute leur plénitude fonctionnelle et historique.
De ces réalisations que sont les travaux du fer, des métaux précieux et du verre, l'Alsace ne conserve que de rarissimes œuvres. Ce sont les « épaves » d'ensembles jadis très nombreux et dont l'existence est une certitude fondée sur des textes descriptifs et sur la mention de techniciens, tel ce fondeur de cloches établi à Strasbourg au XIè ou son contemporain, l'orfèvre Willo de Murbach.
• L’ouvrage le plus significatif relève de la ferronnerie et de la fonte : c’est le grand lustre de fer forgé et argenté de l'ancienne abbaye de Wissembourg, don de l'abbé Samuel en 1070, qui était suspendu jusqu'à la révolution sous les voûtes de l'abbatiale de Wissembourg. Cet ouvrage de 6 mètres de diamètre avait la forme d'une quintuple couronne dont les éléments, échafaudés en pyramide étaient maintenus les uns aux autres par des arbalétriers et sommés d'une pomme de pin. Il était hérissé de 348 fins pinacles sur lesquels étaient piquées des bougies allumées lors des grandes fêtes. La ceinture inférieure en cuivre ciselé avait l'apparence des remparts d'une ville, la Jérusalem céleste selon le chapitre XXI de l’Apocalypse, alternant 12 tours rondes et 12 tours carrées : ces dernières abritaient le collège des apôtres. Une longue inscription en vers la célébrait comme la préfiguration de la Jérusalem céleste. Une copie réduite en bois exécutée juste avant la révolution est conservée au musée Westercamp de la ville. Ces couronnes sont fréquentes au XIè en Allemagne, comme à Hildesheim, Combourg et Spire, mais l'abbé Samuel les a toutes surpassées par les dimensions données à la sienne.
• Autre œuvre de ferronnerie, les pentures de fer forgé de la porte de l'église de Saint-Jean Saverne, créées entre 1140 et 1165, dont se sont inspirées les créateurs des pentures de l'église paroissiale de Saverne.
• Il y a enfin un magnifique heurtoir en bronze à tête de fauve, provenant de la porte de la sacristie sud de Saint-Jean de Wissembourg et datant du XIIè. Il est conservé au musée Westercamp à Wissembourg.
En matière d'orfèvrerie, les rares travaux conservés ne semblent pas devoir être attribués à des ateliers locaux. Toutefois les textes font connaître deux ateliers monastiques alsaciens de l'époque romane : au XIè, celui de l'abbaye d'Ebersmunster, dirigé après 1040 par l'abbé Willo, orfèvre lui-même ; son activité se poursuit sous l'abbatiat d'Adelgaud, lequel y fait forger en 1077 la couronne de Rodolphe de Rheinfelden, le concurrent et adversaire de l'empereur Henri IV ; Au XIIè, c’est l'atelier de Marmoutier, connu par deux textes : la chronique de Muri signale une grande châsse en bois recouverte d'ivoire à représentations sculptées qu'un certain Adalbert avait rapportée de Marmoutier, et une charte du fonds de Marbach mentionne que frère Balderat, dirigeant la cour domaniale de Marmoutier à Eguisheim, avait confectionné et offert à l'église paroissiale du lieu en 1150 une châsse contenant des reliques de saint Martin.
De tous les riches trésors des églises d'Alsace, n’ont été sauvés que de rares éléments :
• Les châsses de Reiningue : deux châsses du XIIè siècle proviennent du prieuré des chanoines réguliers de Saint-Augustin de l'Oelenberg, prieuré fondé par la mère du pape Léon IX, Helwige d'Eguisheim ; elles sont conservées aujourd'hui dans l'église de Reiningue (Haut-Rhin) :
- La grande châsse, dite de « Saint Roman », d'argent partiellement doré sur âme de bois, est une œuvre remarquable, ornée d'arcatures sous lesquelles se détachent le Christ en majesté entre les apôtres et la Vierge entourée de saints ; les rampants sont à médaillons et rinceaux ; l'œuvre signée du monogramme « G. W. ». Ces reliefs datent d’environ 1150-1160.
- La petite châsse, le « Petit reliquaire » avec arcatures plus simples, présente pareillement le Christ bénissant entouré des vierges sages et des vierges folles, et la Vierge avec des religieuses ; médaillons de même sur les rampants. Les reliefs n'ont pas la qualité de ceux du reliquaire de Saint-Roman et pourraient être l’œuvre d'un orfèvre local. Ils sont d'une date plus récente.
• La croix d’Orbey : cette croix processionnelle avec argent et émaux champlevés provient probablement de l'abbaye cistercienne de Pairis fondée en 1138. Il y a une certaine parenté avec les personnages de la Châsse de Saint-Héribert de Deutz en Rhénanie ; on peut en conclure à un travail de l'école mosane, dont l'exécution se situerait entre 1155 et 1175.
• Le buste reliquaire de saint Cyriaque d'Altorf en argent partiellement doré sur âme de bois : la « notitia Altorfensis » prétend qu'il s'agit d'un cadeau du pape Léon IX d'Eguisheim-Dabo. Mais le style s'oppose à une datation aussi ancienne. Il faut pencher pour une exécution de la fin du XIIè avec un remaniement dans la première moitié du XIIIè par un orfèvre sans doute Lorrain.
• Enfin, parmi les oeuvres diverses, les devants d'autel (Antepedia) et les croix reliquaires monumentales ont été assez nombreux en Alsace. Des tables recouvertes de plaques d'or et incrustées de gemmes et de pierres précieuses ornaient le maître autel des abbayes carolingiennes d'Erstein et d'Andlau. L'abbé Samuel de Wissembourg avait également fait don d'un antependium d'autel à son abbaye. Aucune de ces trois oeuvres n'a survécu à la guerre de Trente ans.
Quant aux croix couvertes de plaques d'argent et de reliefs moulés au repoussé, celles de Strasbourg et de Niedermunster, renfermant des reliques, elles attiraient de nombreux pèlerins. La première remontait peut-être à l'époque carolingienne; la seconde, au riche décor de scènes symboliques, fut l’œuvre de l'abbesse de Niedermunster Edelinde vers 1197.