Par Georges Brun
Publié le 21 décembre 2013
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Carte des invasions normandes aux VIIIè, IXè et Xè siècles. Avec les raids des Hongrois et des Sarrasins, particulièrement au IXè siècle, les invasions des Vikings bouleversent tout l’Occident et freinent considérablement l’élan donné principalement par les Mérovingiens au lent redressement d’une Europe que les grandes invasions du Vè siècle avaient fortement désorganisé. Il faudra attendre le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911), qui donnera naissance au duché de Normandie, pour que d’ouvre une nouvelle période de paix.
Document Georges Brun, 2010
Politiquement, à la fin du Xè siècle s’amorce un renouveau avec l’accession des Capétiens au pouvoir en France et des Otton en Germanie, initiateurs d’un magnifique essor politique, économique, social, religieux surtout. A cet essor correspond l’élan artistique générateur de l’art roman.
A la suite du traité de Saint-Clair-sur-Epte signé en 911 par le roi de France Charles le Simple et leur chef Rollon, les Vikings se fixent dans une des plus riches régions de France qui prend le nom de Normandie. Ils sont désormais chez eux, sans pour cela renoncer à leur esprit d’aventure (Conquête de la Sicile en 1043 et de l’Angleterre en 1066). Mais en France, leur pacification et leur conversion en 1066 sont synonymes de paix et de prospérité. Le pays peut renaître.
Coté est, les Hongrois, arrêtés et vaincus en 955, convertis eux aussi au christianisme vers l’an 1000 dressent en Europe centrale une barrière contre les assauts d’autres peuples surgis des steppes et de l’Oural.
En Espagne enfin, la « Reconquista » s’organise sous la direction des rois de Léon et d’Aragon avec l’aide des chevaliers francs et des moines de Cluny qui plantent des prieurés le long des routes et fournissent, avec les grandes abbayes de Sainte-Foy de Conques ou de Saint-Victor de Marseille, les évêques et les archevêques aux villes reconquises… Désormais tout danger est écarté au nord des Pyrénées, et au sud, Tolède tombe en 1085… Ce qui n’empêche nullement des contacts très fructueux entre Arabes et Occidentaux : les Arabes d’Al-Andalous jouent un rôle considérable dans le monde des idées, en livrant à la chrétienté occidentale le trésor de la philosophie grecque commentée au XIè siècle par Avicenne, au XIIè par Averroès de Cordoue ; ainsi les Chrétiens découvrent Aristote, dont l’étude bouleverse la pensée des maîtres du Moyen-âge. L’influence de l’art arabe se fait également sentir dans de nombreux monuments français, comme Notre-Dame-du-Port à Clermont et surtout la cathédrale du Puy-en-Velay.
Le royaume de France et le Saint-Empire-Roman-Germanique sous les premiers rois capétiens, les empereurs saxons et les Hohenstaufen.
Document Georges Brun, 2010
L’arrêt des invasions, la stabilité politique et sociale, la renaissance de la culture, la réorganisation de l’Europe sont dus au rétablissement de deux pouvoirs forts : le Saint-Empire-Romain-Germanique d’Henri l’Oiseleur (919-936) et d’Otton le Grand (936-973) d’une part et le royaume de France d’Hugues Capet (987-996) d'autre part. Mais ce royaume ne comprend au XIè siècle, que l’Ile-de-France, une partie du Valois et de l’Orléanais, les comtés de Melun et de Sens annexés par Robert-le-Pieux et Henri Ier, et le vicomté de Bourges réuni au domaine royal par Philippe Ier en 1101. C’est le résultat de l’anarchie du IXè siècle qui a donné naissance au système féodal, que les rois de France mettront des siècles à dominer et qui va ronger de l’intérieur le Saint-Empire après la dynastie saxonne.
Les premiers Capétiens, avant de songer à agrandir leurs possessions, doivent d’abord organiser la police sur leur propre domaine, détruire les repaires de bandits, dégager les villes et les abbayes, rétablir les communications, assurer la liberté du paysan, du moine, du marchand. Les grands fiefs se modèlent peu à peu sous les deux pouvoirs organisés : le roi de France et l’empereur de Germanie. Villes et les abbayes s’entourent d’enceintes ; les hauteurs commandant les fleuves et les routes se hérissent de châteaux.
L’Europe occidentale est donc, à l’aube du XIè siècle, morcelée en une multitude de petits territoires, tenus par des hommes dont les liens de vassalité et d’hommage constituent le fondement de la féodalité. Le clergé lui-même se féodalise, surtout le clergé séculier, celui qui vit « dans le temps » (prêtres et évêques), par opposition aux ordres monastiques demeurés cloîtrés, comme séparés du monde.
Dans cet univers éclaté, fragmenté en une multitude de fiefs où chaque petit seigneur a droit de vie et de mort, où guerres et violences sont le lot quotidien, ravageant les pays et perturbant l’activité agricole, l’Eglise, et par elle le clergé - surtout régulier - tentent de se substituer à un pouvoir royal encore beaucoup trop faible et d’apparaître comme le seul garant d’une loi plus haute, d’un ordre universel et divin ; pour ce l’Eglise créé une véritable institution qu’elle contrôle de bout en bout : la « Paix de Dieu », pour laquelle les clercs vont jusqu’à armer des milices.
À partir du concile du Puy, en 987, le clergé fait écho aux aspirations du peuple et tente de limiter ces violences pour ramener l’ordre dans le royaume. Ce mouvement de la « Paix de Dieu » tient des assemblées avec le soutien des grands, au premier rang desquels le roi, qui y voient une occasion de rasseoir leur autorité et d’assurer le paiement des droits qui leur sont dus. Lors de ces réunions, chevaliers et vassaux jurent publiquement la paix sur les reliques de saints locaux et font le serment de respecter certaines interdictions : ne pas s’en prendre aux biens de l’Église ou aux hommes d’Église, ne pas enlever contre rançon les paysans d’un seigneur…
La « Paix de Dieu » s’étend rapidement depuis le nord, d’abord en Aquitaine, puis dans le midi, jusqu’en Catalogne et au Lyonnais. Le mouvement, dont l’idéologie gagne tout le royaume, fait l’objet d’une série de conciles : Charroux (989), Narbonne (990), Limoges et Anse (994), Poitiers (1000 et 1014).
- En 1022-1023, les assemblées font porter l’interdit de toute violence non plus seulement sur des lieux ou sur des personnes, mais sur des périodes précises, comme les dates des grandes fêtes du calendrier liturgique. De même, à partir des années 1020, le souci de faire respecter la Paix entraîne le développement de pratiques pénitentielles à l’usage des contrevenants. Le caractère religieux de la Paix s’affirme : codifiée à travers la « Trêve de Dieu » (« treuga Dei » en latin), elle s’inscrit désormais dans la perspective du Salut. Bientôt les chevaliers ont interdiction de faire la guerre, d’abord le samedi, puis du mercredi soir au lundi matin (conciles d’Arles, en 1037-1041). Enfin, outre la pénitence, le non-respect de la Trêve peut se solder par l’anathème pour le pécheur qui se voit alors privé de sépulture chrétienne.
- Dans la lutte, aussi bien économique et politique que spirituelle, qui l'oppose aux seigneurs laïcs, le clergé, (surtout le clergé régulier des ordres monastiques) s’arme d’un Dieu devenu le « Seigneur des seigneurs », afin de rappeler aux seigneurs laïcs (et ecclésiastiques « séculiers ») que face à leur pouvoir existe une hiérarchie éternelle. L’« équilibre » roman, la pureté et l’unité de son architecture sont le reflet de ce sentiment d’un ordre divin écrasant, transcendant, éternel, que veut représenter l’Eglise dans un monde disloqué. Au peuple qui ne comprend rien aux messes en latin, l’ordre même de l’architecture apparaît comme la meilleure preuve de l’existence de cette transcendance divine éternelle. L’art roman est donc aussi un étrange mélange de sérénité et d’inquiétude : les monstres qui tapissent les chapiteaux et rappellent les désordres extérieurs à la maison de Dieu, les processions et les chants, les longs pèlerinages et la descente dans de sombres cryptes où ils peuvent de leurs mains toucher les reliques, constituent pour les fidèles les cadres d’une spiritualité qui s’inspire de la crainte du Juge suprême et du Seigneur éternel.
L’émulation entre le roi et les seigneurs, grands féodaux et petits châtelains, évêques et chapitres, abbés et moines, entraîne la construction d’un grand nombre d’églises, cathédrales et abbatiales, la fondation de monastères, prieurés et chapelles. Le chroniqueur André de Fleury loue l’abbé Gauzlin, bâtard d’Hugues Capet, d’élever à Saint-Benoît-sur-Loire « une tour si grande qu’elle sera donnée en exemple à toute la Gaule ». Robert le Pieux soutient la construction de cette même abbaye, où est enseveli en 1108 le roi Philippe Ier, et de celles de Saint-Aignan d’Orléans, Poissy, Etampes, Saint-Germain-des-Prés à Paris. Parmi les grands constructeurs, les ducs de Normandie, les comtes d’Anjou Foulques Nerra et son fils Geoffroi Martel, les comtes de Bretagne, les ducs d’Aquitaine et de Bourgogne, les comtes de Toulouse, de Blois et de Champagne, et en Germanie, Otton-le-Grand et ses successeurs.
Dans le calme revenu, l’agriculture se développe, la population rurale croît et avec elle la construction de nouvelles églises paroissiales. L’exemple est donné par les Bénédictins de Cluny puis par les Cisterciens qui vivent uniquement du travail de leurs mains : les paysans reçoivent une maison, des terres, des instruments de culture, un cheptel et aussi une église dont la nef est entretenue par eux et le chœur par le principal décimateur – c’est-à-dire par le titulaire du bénéfice qui a droit de lever la dîme ecclésiastique dans la paroisse. Les routes sont ouvertes aux échanges : le commerce des draps d’Angleterre, des Flandres et du Nord de la France s’intensifie avec Saint-Gilles-du-Gard, Milan, Lucques, Messine, au milieu du XIIè siècle. Les routes bien entretenues relient entre elles les villes, les abbayes, les carrières aux chantiers ; ces routes sont surveillées et protégées. Dans la première moitié du XIIè siècle, la paix du roi s’étend sur le royaume : avec elle apparaissent prospérité et richesse, mères des arts.
Vers 1050 dans toute la France, un peu plus tôt en Normandie et en Flandre, débute l’ère des repeuplements. Paysans et moines, rassurés par l’autorité énergique du roi et des seigneurs, défrichent les landes, irriguent les régions sèches, drainent les marais, remettent en culture les terres abandonnées, même en Beauce, et font reculer la forêt – source de richesse puisqu’elle procure bois de chauffage, bois de charpente, nourriture pour les troupeaux et abrite le gibier, base de la nourriture seigneuriale – mais qui doit céder la place à la culture.