Par Georges Brun
Publié le 20 mai 2015
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Le 19 juillet, La France déclare officiellement la guerre à la Prusse. L’incurie de l’armée française est telle qu’en 6 semaines la France est vaincue (défaite de Sedan, 1er septembre), même si Paris ne dépose les armes que le 28 janvier 1871, dix jours après que l’empire allemand ait été proclamé dans la Galerie des Glaces à Versailles.
Le 8 février 1871, suivant les exigences de Bismarck qui ne veut négocier qu’avec un gouvernement légitime, une Assemblée nationale est élue qui remplace le gouvernement provisoire : elle porte au pouvoir les partisans de la paix et désigne Adolphe Thiers comme « chef du gouvernement exécutif de la République française » . Sa première mission est de préparer le traité de paix avec l'empire allemand.
L’Alsace et la Lorraine germanophone (Ou Lorraine « Thioise », du bas latin « Theodisca » ou « tudesque ») sont l’un des enjeux du traité. En Allemagne, spécialement depuis 1848, l’opinion publique est favorable à ce que ces anciennes terres du Saint Empire retournent dans le giron originel germanique… de même qu’un certain nombre de personnalités très influentes comme les historiens Julius Weizsäcker (1828-1889) ou Theodor Mommsen (1817-1903) dans sa « Lettre aux Italiens » (Agli Italiani, Firenze, 1870) :
« A part quelques petites enclaves, la population de l’Alsace est encore aujourd’hui tout allemande. Depuis qu’on veut y imposer le français dans les écoles, elles cessent d’être fréquentées, et le niveau de l’instruction populaire s’abaisse. La littérature allemande y est seule vivante, particulièrement les légendes et les chants populaires ; surtout l’Alsace est demeurée en grande partie protestante, et ses théologiens sont restés en rapports constants avec l’Allemagne. Il en est de même pour la Lorraine, qui retint si longtemps la langue allemande comme langue officielle, et où le peuple la parle encore. Nous n’ignorons pas que ces provinces contiennent aussi d’autres éléments, fort opposés au germanisme : la civilisation brillante et superficielle des Français attire les têtes légères et les esprits sans profondeur ; puis il y a le catholicisme, non celui de Wessenberg et de Strossmayer, mais celui du Vatican, ennemi déclaré de la Prusse, qui s’en fait honneur… »
Les militaires y voient l’occasion de constituer une sorte de « glacis » protégeant l’Allemagne ; Bismarck de son coté est très favorable à une annexion : Le 14 août 1870, le jour où débute le bombardement de Strasbourg, il signe une ordonnance instituant un gouvernement général d’Alsace, qu’il confie au général Friedrich Alexander von Bismarck-Bohlen (1818-1894) ; le 23 septembre il approuve un article du publiciste Max Duncker (1811-1886), « Elsass und Lothringen, Reichsland ». Dès le 8 octobre, jour de son entrée dans Strasbourg, le gouverneur général fait placarder dans les rues « Strasbourg désormais sera et restera une ville allemande ».
Au terme des négociations, outre les colossales indemnités de guerre, Thiers abandonne aux Allemands leurs revendications territoriales, ne parvenant qu’à sauver Belfort (qui résiste encore). Von Moltke, contre l’avis de Bismarck, fait ajouter à la liste Metz et Thionville, de langue francophone, pour des motifs stratégiques.
Les frontières du "Reichsland" Elsass-Lothringen dé"finies par le traité de Francfort.
Carte Georges Brun, 2015
L’Alsace encore française avait élu le 8 février 22 députés « gambettistes », tous favorables à la poursuite de la guerre et résolument opposés à la cession de l’Alsace au Reich (Keller, Kuss, Gambetta, Jules Favre, Denfert, Grosjean…) Malgré leur protestation le 17 février 1871 à l’assemblée siégeant à Bordeaux « comme Alsaciens et comme Français, contre un traité qui est une injustice, un mensonge et un déshonneur » (Keller), Thiers reste intraitable. Le 26 février 1871 la France signe les préliminaires de paix acceptant l’annexion par le Reich de l’Alsace et d’une partie de la Moselle. Le 2 mars l’Assemblée ratifie à Bordeaux le traité à 83% de oui, après que, la veille, les députés « Protestataires » aient réitéré leur refus.
« Les représentants de l'Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute négociation de paix, sur le bureau de l'Assemblée Nationale, une déclaration affirmant de la manière la plus formelle, au nom de ces deux provinces, leur volonté et leur droit de rester françaises.
Livrés, au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l'étranger, nous avons un dernier devoir à remplir.
Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement. »
La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun dans la forme et dans la mesure que notre conscience nous dictera.
Au moment de quitter cette enceinte où notre dignité ne nous permet plus de siéger, et malgré l'amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous trouvons au fond de nos cœurs est une pensée de reconnaissance pour ceux qui, pendant six mois, n'ont pas cessé de nous défendre, et d'inaltérable attachement à la patrie dont nous sommes violemment arrachés.
Nous vous suivrons de nos vœux et nous attendrons, avec une confiance entière, dans l'avenir, que la France régénérée reprenne le cours de sa grande destinée.
Vos frères d'Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille commune, conserveront à la France, absente de leurs foyers, une affection filiale, jusqu'au
jour où elle viendra y reprendre sa place. »
Protestation lue à Bordeaux le 1er mars 1871, à la tribune de l'Assemblée Nationale, par le député Grosjean, au nom des 27 députés Alsaciens et Lorrains.
Signé le 10 mai 1871, le traité de Francfort cède aux vainqueurs la totalité de l’Alsace (hors Belfort) et un fragment de la Lorraine, soit la majeure partie de la Moselle, la majeure partie des arrondissements de Château-Salins et de Sarrebourg (Meurthe), le canton de Schirmeck et la majeure partie du canton de Saales (Vosges) :
« La France renonce en faveur de l’Empire allemand à tous ses droits et titres sur les territoires situés à l’est de la frontière ci-après désignée et marquée en vert sur deux exemplaires conformes à la carte du territoire formé par le gouvernement général d’Alsace, et publiée à Berlin en septembre 1870 par la division géopolitique et statistique de l’Etat-major allemand... ».
Le 9 juin 1871, Bismarck fait voter une loi déterminant le statut de l’Alsace au sein de l’Empire : juridiquement l’Alsace est un « Reichsland », une terre d’empire, à l’inverse de tous les autres états de la fédération qui forment le Reich. Elle n’a aucun représentant, ni au Reichstag, ni au Bundesrat. Elle dépend directement de l’Empereur, qui nomme un Oberpräsidium (Président supérieur), Eduard Von Moeller (1814-1880), un spécialiste de l’assimilation.
La loi du 06 septembre 1871 proclame que « les provinces d'Alsace et de Lorraine cédées par la France dans les limites fixées par le traité de paix du 10 mai 1871, sont à jamais réunies à l'Empire d'Allemagne ».
Le 30 décembre 1871 est promulguée le paragraphe 10 de la loi sur l’Alsace-Lorraine, dit « Diktaturparagraph » qui autorise l’Oberpräsidium à prendre toutes les mesures qu'il jugerait nécessaires, en cas de danger pour la sécurité publique et d’utiliser à cette fin toutes les forces militaires nécessaires. Cette loi sera maintenue jusqu’en 1902 et réactivée en 1914.
« En cas de danger pour la sécurité publique, le président supérieur peut prendre immédiatement toutes les mesures qu'il juge nécessaires. Il peut notamment exercer les pouvoirs que l'article 9 de la loi du 9 août 1871 confère à l'autorité militaire pour le cas de l'état de siège ».
Cette même loi du 30 décembre divise le Reichsland Elsass-Lothringen en 3 « Bezirke », « préfectures » la Lorraine (Lothringen), la Haute-Alsace (Oberelsass) et la Basse-Alsace (Unterelsass) et en 22 « Kreise » ou « arrondissements » (6 en Haute Alsace, 8 en Basse Alsace et 8 en Lorraine) dont les « Kreisdirektöre » (sous-préfets), tous allemands, aux pouvoirs étendus, sont spécialement chargés de la « germanisation » du pays. Allemands également, les professeurs de l'enseignement secondaire, placés sous la direction d'un collègue venu d'Halberstadt. Enfin, tout fonctionnaire aura l’obligation de prêter serment au Reich, ce qui écartera de nombreux élus protestataires. Jusqu'en 1900, le droit français est cependant maintenu comme « droit local ».
Le 1 mai 1872 est inaugurée la « Kaiser Wilhelms Universität », l’université impériale, dont la mission est double : former « le lien qui unira le nouveau pays avec l’Empire allemand » et constituer une vitrine de la science allemande sur la frontière occidentale du Reich. Quant à l’enseignement primaire, interdiction lui est faite de l’emploi du français, dont la pratique sera interdite en 1873. Enfin, dans le cadre du Kulturkampf, les congrégations religieuses enseignantes catholiques sont soumises à d’énormes difficultés administratives.
Strasbourg : façade de la « Kaiser Wilhelms Universität », l’université impériale.
Photo Georges Brun, 2015
Après trois années de tutelle politique, Bismarck met en vigueur la Constitution de l'Empire d'Allemagne : l’Alsace-Lorraine reste un « Reichsland », une terre d’empire. Le 29 octobre 1874, une délégation régionale, le « Landesaußchuss » est créée. Les Alsaciens-Lorrains enverront 15 députés au Reichstag, mais ils n’auront qu’une voix consultative.
Le 02 mai 1877, le « Landesaußchuss » obtient le droit délibérer sur les lois à émettre par le Kaiser, qui reste cependant maître de la décision.
Nouvelle évolution importante le 04 juillet 1879 : à la tête du Reichsland est nommé par le Kaiser un gouverneur provincial ou Statthalter. Disposant de pouvoirs plus étendus, il est assisté d'un ministère d'Alsace-Lorraine (un secrétaire d'État, trois sous-secrétaires) et de deux assemblées renouvelables tous les trois ans : la Délégation « Landesaußchuss » de 58 membres élus au suffrage universel indirect (Issus des conseils généraux) et un Conseil d'État ou « Staatsrat » de 12 à 16 membres, tous nommés par l'empereur. Le « Landesausschuss » peut désormais faire des propositions de loi et envoie toujours 15 députés au Reichstag de Berlin, avec voix uniquement consultative. Le paragraphe de la dictature est maintenu.
Strasbourg : le bâtiment de la "Diète d'Alsace-Moselle" ou « Landesaußchuss », sur l'actuelle place de la République.
Photo Georges Brun, 2015
En même temps, la province est « Militarisée » : pour l'Empire allemand et particulièrement pour les militaires prussiens très influents, le Reichsland est avant tout un territoire militaire avancé sur le flanc est de la France. Deux Corps d'armée – entre 66.000 et 80 000 hommes - y stationnent en permanence, objet d’une attention permanente de l'Empereur et son état-major qui viennent fréquemment y parader. Des plans sont élaborés pour faire de Strasbourg la première place forte de l'Empire, défendue sur son pourtour par quatorze forts extérieurs. La ville de Metz revêt aussi pour les militaires une importance capitale, dépassant bientôt Strasbourg et devenant la place la plus fortifiée au monde ; d’autres places fortes voient le jour ou sont réaménagées comme la monstrueuse « Kaiser-Wilhelm Feste » de Mutzig, Thionville-Diedenhofen, Bitche, Neuf-Brisach, Neuenburg sur le Rhin, Huningue, Istein… Le Reichsland est, de loin, la région la plus militarisée de tout l’empire allemand.
« Les sujets français originaires des territoires cédés, domiciliés actuellement sur ce territoire, qui entendront conserver la nationalité française, jouiront, jusqu'au 1er octobre 1872, et moyennant une déclaration préalable faite à l'autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en France et de s'y fixer... auquel cas la qualité de citoyen français leur sera maintenue... ».
L’article 2 du traité de Francfort de 1870, donne aux Alsaciens le choix de rester ou de garder la nationalité française et donc de quitter le territoire annexé, le choix devant être effectué avant le 30 septembre 1872 (jusqu'au 30 septembre 1873 pour les résidents hors d'Europe). Sur une population totale de 1 060 000 Alsaciens Ils sont 132 239 optants qui habitent alors en Alsace (12,5% de la population): 39 130 Bas-Rhinois (6,05%) et 93 109 Haut-Rhinois (20,1%) particulièrement nombreux à Colmar, Mulhouse et dans les cantons catholiques. Dans les faits, ils sont environ 50 000 Alsaciens à quitter effectivement le Reichsland, dont une forte minorité d’intellectuels. De nombreux notables qui ont choisi l’option restent cependant afin de préserver leurs intérêts.
Par contre, les Allemands arrivent en masse du Reich : en 1875, ils sont déjà plus de 40 000 à s’être installés, principalement des fonctionnaires, des entrepreneurs et des militaires (plus de 17 000). Ils sont plus de 100 000 en Alsace-Lorraine en 1914.
La première forme de contestation en Alsace est celle du refus, celle de la protestation. Alors qu’une importante partie de la bourgeoisie alsacienne francisée décide d'émigrer en France, l’autre reste en Alsace et se livre à une propagande antigermanique violente, qui, répercutée en France, y donna d’ailleurs une vision très déformée de la situation en Alsace.
Au moment de la signature du traité de Francfort naît la mystérieuse et efficace « Ligue d'Alsace », sous le signe du refus, fondée par les industriels mulhousiens Auguste Lalance (1830-1920) et Henri Haeffely (1816-1877), qui s’appuie sur la bourgeoisie, surtout dans le Haut Rhin, très lié à la République française, et ayant même des appuis en Allemagne comme celui du banquier et journaliste démocrate Léopold Sonnemann (1831-1909).
Principales figures de la politique alsacienne au temps de la protestation, 1871-1880.
Montage G. Brun, 2015
En juillet 1871 sont organisées les premières élections municipales : c’est un raz-de-marée pour les candidats protestataires. Ainsi les candidats de la « Ligue d’Alsace » Ernest Lauth (1827-1902) et Marie-Hercule de Peyrimhoff (1809-1890), sont portés, le premier à la mairie de Strasbourg, le second à celle de Colmar. Lauth sera démis de ses fonctions et de son mandat de conseiller général début 1873, car il refuse de prêter serment au Reich.
Suit une séries d’élection dans le Reich : 1874, 1877, 1878, 1881, 1884 et 1887 à chacune de ces élections, le Reichsland envoie au Reichstag de Berlin 15 élus, qui sont soit des protestataires réclamant le retour à la France, soit des « Autonomistes » réclamant l’abrogation du paragraphe de la dictature et l’égalité de la province avec les autres Länder de l’empire.
Ainsi, dès la première élection au Reichstag, le 1er février 1874, l’Alsace vote massivement (76% des inscrits) pour la protestation (78% des suffrages exprimés) : c’est ainsi qu’apparaissent les grandes figures qui vont animer la vie politique alsacienne jusqu’à la fin du siècle : Edouard Teutsch (1832-1908), député de Saverne, monseigneur André Raess (1794-1887), évêque de Strasbourg et député de Sélestat, Ernest Lauth (1827-1902) à Strasbourg, Henri Haeffely (1816-1877) à Mulhouse, l’abbé Joseph Guerber (1824-1909) à Guebwiller, l’abbé Jakob-Ignace Simonis (1831-1903) à Ribeauvillé, l’abbé Landolin Winterer (1832-1911) à Altkirch.
Lors de la séance d’ouverture du Reichstag du 18 février, Guerber fait sensation en réclamant le retour à la France au nom de 14 des 15 députés : « Plaise au Reichstag décider que les populations d'Alsace-Lorraine qui, sans avoir été consultées, ont été annexés à l'Empire germanique par le traité de Francfort, soient appelées à se prononcer spécialement sur cette annexion. »
Seul Monseigneur Raess réclame uniquement l’autonomie et la suppression du paragraphe de la dictature, suscitant l’incompréhension des autres députés du Reichsland ainsi qu’une durable impopularité en Alsace…
La réponse de Bismarck arrive en novembre 1874 : il confirme avec une brutale franchise que la conquête de l'Alsace et de la Lorraine avait été simplement celle d'un « glacis » contre les Français (novembre) et qu’il n’est donc pas question ni de retour, ni d’autonomie, même s’il fait quelques concessions comme le Landesauschuss.
En même temps, face au mouvement protestataire, naît un mouvement « Réaliste », encore peu structuré mais bien représenté, qui tente de maintenir, voire de « Sauver » l’esprit français dans le cadre de l’annexion. Ainsi, dès décembre 1870, L’ex-député d’Empire Eugène Lefébure (1808-1874), tente une négociation secrète, par l'intermédiaire de Ludwig Bamberger (1823-1899), un puissant banquier proche de Bismarck ; en pleine discussion parlementaire, l’industriel mulhousien Auguste Dollfus (1832-1911) rencontre le 23 février 1871 Bismarck à Versailles, au nom d'une « commission des intérêts alsaciens » ; en mars 1871, les notables bas-rhinois Jules Sengenwald (1809-1891), Xavier Nessel (1834-1918), Alfred Herrenschmidt (1828-1917), se rendent à Berlin, bientôt suivis par des industriels de Mulhouse et de Munster ; pour toutes ces personnalités et d’autres encore comme Frédéric Hartmann (1822-1880), Ignace Chauffour (1808-1879), Jules Klein (1830-1897), Jacques Kablé (1830-1887), il faut à l’Alsace désormais annexée une large autonomie qui rendrait supportable le nouvel état de choses en préservant l'option civique (ou nationale), la pratique linguistique, l'institution administrative.
« Sauver encore, parmi les ruines accumulées, les idées et les institutions libérales qui, depuis l'époque lointaine des villes libres jusqu'en 1848 avaient dominé en Alsace…
… Maintenir une place aux lois, aux institutions, aux usages, au goût, à la langue de la France, dans ce coin de France où nous avons appris à les aimer et dont d'autres finiront par subir la douce influence... ». (Sengenwald)
Ainsi, très rapidement se dessinent les deux grands mouvements qui vont animer la vie politique alsacienne pratiquement jusqu’à la fin du siècle : celui de la « Protestation » et celui de l’« Acceptation », avant que n’apparaisse, au début du XXè siècle, une nouvelle génération d’hommes politiques avec de nouvelles idées, qui vont se radicaliser avec l’irruption de nouvelles tensions internationales.
Grande figures alsaciennes du premier autonomisme alsacien, 1871-1890.
Montage. Montage Georges Brun., 2015
La première forme de l’acceptation se transforme rapidement en mouvement, puis en parti : celui de l’autonomie. Se réclamant du principe du peuple souverain, proclamé par la Révolution française, à la fois libéral et anticlérical, ce parti de l'opportunisme accepte l’état de fait de l’annexion, mais tend à sauver dans les limites tracées par le Traité de Francfort et dans celles établies par l'administration allemande, le maximum possible de liberté et d'autonomie.
Les autonomistes trouvent une voix en la personne d’Auguste Schneegans (1835-1898), ancien protestataire exilé en France puis de retour en 1873 et rallié au régime ; d’autres personnalités rejoignent bientôt les rangs des « autonomistes » : Jules Klein, Jean Schlumberger (1819–1908), Édouard Köchlin (1833–1914).
« Nous sommes liés à l'Allemagne, nous devons revendiquer comme notre premier droit l'égalité des droits avec les Allemands » (Elsässer Volksblatt, 18 avril 1873).
Pendant un dizaine d’année, protestation et autonomisme vont s’affronter au sein du Landesasschuss. Le mouvement protestataire s’étiole peut à peu, avant de retrouver de la vigueur à partir des années 1910.
D’abord battus aux élections générales, Schneegans, Jules Klein et d'autres, notamment les Haut-Rhinois Mieg-Koechlin, finissent par trouver un écho dans l’opinion. Aux élections de 1877, la Basse Alsace désigne au total cinq « autonomistes », parmi lesquels Schneegans (Saverne) et Charles Bergmann (1835-1904) qui bat Lauth à Strasbourg, tandis qu’en Haute Alsace Charles Grad (1842-1890) et Jean Dollfus (1800-1887) prennent leurs distances par rapport au courant protestataire « dur » constitué par les abbés Winterer, Guerber et Simonis, et d’un Jacques Kablé (1830-1877) un peu plus modéré.
« La Protestation n'exclut pas le moins du monde l'action : ainsi que l'ont prouvé les honorables députés de la haute Alsace... Mon programme a toujours compris la défense des droits et des intérêts du pays, mais sous la réserve expresse de la protestation que j'ai signée à l'assemblée nationale de Bordeaux et à laquelle j'entends rester fidèle » (Jacques Kablé, 14 juillet 1878).
Nouvelles élections le 31 juillet 1878 : les protestataires se refont une santé avec l’élection de Kablé qui bat Bergman à Strasbourg ; cette situation oblige sans doute Bismarck à faire quelques concessions par l’octroi de la réforme de juillet 1879, réforme si prudente qu’elle déçoit des autonomistes comme Schneegans et Klein, qui espéraient obtenir une place dans le ministère du Reichsland.
Le premier Statthalter du Reichsland est Edwin von Manteuffel (1809-1885) : il le restera jusqu’à sa mort en 1885. Tout en poursuivant la politique générale de germanisation, il se montre plutôt conciliant, aidé en cela par le brillant conseiller allemand Friedrich Althoff (1839-1908), un des créateurs de l’Université impériale de Strasbourg. Il tente de s’appuyer sur les élites alsaciennes. Mais son rapprochement avec les catholiques, malgré le Kulturkampf, lui attire l’hostilité des protestants et des libéraux alsaciens, et sa proximité avec les notables lui aliène le soutien des fonctionnaires allemands. Malgré l’hostilité de Bismarck, il est maintenu en place par la volonté du Kaiser, son ami. Sa tentative de rapprochement avec les Alsaciens ne lui survivra pas.
« L'Allemagne cultivera et développera en Alsace-Lorraine ce que le pays a acquis de bon pendant son union avec la France, mais en politique je ferai front contre tout ce qui prendra son mot d'ordre à l'étranger... ».
« Je ressens avec vous combien il doit vous être pénible d’être séparés de la France, si distinguée par son génie et sa vie intérieure ; mais maintenant vous appartenez à l’Allemagne ; attachez-vous à elle franchement et loyalement, sans arrière-pensée. [...] Je serai impuissant si les Alsaciens-Lorrains ne font pas preuve de ce patriotisme. [...] Je réitère mon vœu de voir s’établir entre nous une confiance réciproque pour que nous travaillions de concert au bien-être du pays. »
Allocution prononcée le 15 octobre 1879 à l'hôtel de la préfecture de Metz, devant les fonctionnaires, le clergé et les corps constitués de la Lorraine.
La Protestation ne baisse pas les bras, d’autant que la situation se tend avec la France en 1881 lorsque Gambettta arrive au pouvoir ; les élections de la même année sont un triomphe pour Kablé alors que Julius Petersen (1835-1909), le président de la cour d'appel de Colmar et Mgr Stumpf (1822-1890) tous deux partisans de l’intégration, sont largement battus. La situation se tend encore en 1883 lorsque le Reichstag de Berlin impose l'emploi exclusif de l'allemand, provoquant même la colère de Hugo Zorn de Bulach (1851-1921), pourtant partisan de l’intégration. Une véritable crise éclate en 1884 lors de la campagne électorale, lorsque paraît un décret obligeant les fils des Optants habitant l'Alsace soit d’effectuer leur service militaire dans l'armée allemande, soit de quitter l'Alsace.
A nouveau, la protestation l’emporte en 1884 : Jacques Kablé est triomphalement réélu à Strasbourg alors qu’il a en face de lui M. Leiber, candidat allemand soutenu par le journaliste Pascal David et le professeur Paul Laband (1838-1918) ainsi que par le journal l’Alsace ; les autres élus sont Jean Dolfuss à Mulhouse, Charles Grad à Colmar, l’abbé Guerber à Guebwiller.
La disparition de Manteuffel et son remplacement par le Statthalter Chlodwig von Hohenlohe-Schilligsfürst (1819-1901), ancien ambassadeur en France inaugurent une période de raidissement et de répression, d’autant plus qu’en France le mouvement nationaliste de Paul Déroulède et du général Boulanger, suscite en 1887 une vive tension franco-allemande. Fin 1886, Bismarck dissout le Reichstag qui vient de lui refuser de voter son budget militaire, qu’un seul député alsacien, Hugo Zorn de Bulach, a cependant voté. Les nouvelles élections sont prévues pour début février 1887, et le Statthalter prévient les Alsaciens que « Les élections d'Alsace-Lorraine ne sont pas indifférentes pour la question de la guerre et de la paix »... Or les élections du 21 février 1887 sont un véritable affront pour le Chancelier : tous les candidats gouvernementaux sont battus : à Strasbourg, Kablé bat Pétri, Lalance remplace Jean Mieg-Koechlin (1819-1904) à Mulhouse et Edouard Sieffermann (1837-1919) élimine Zorn de Bulach à Benfeld au soir de l’élection, on entend des « Vive la France », et à Guebwiller, le drapeau tricolore est hissé sur l’Oberlinger.
Aussi, une vague de mesures répressives s’abat sur le Reichsland : actions de police, expulsions, procès politiques, dissolution des associations n’acceptant pas d’allemands (chorales, société de Gymnastique, fanfares, sociétés d’étudiants), imposition de passeports (Passzwang) pour les sortants et les rentrants sur le territoire.
Mais, à l’exemple de Jacques Kablé, décédé prématurément le 7 avril 1887, la vieille génération des protestataires purs et dur commence à disparaître, relayée par des jeunes qui ont été formés à la culture allemande, qui n’ont pas ou peu vécu le drame de 1870, et qui bénéficient surtout des remarquables progrès économiques, sociaux et culturels du Reichsland… Au même moment les liens avec la France se distancient : le système des passeports rend les relations bien plus difficiles ; l’image de la IIIè république se ternit notamment à cause des scandales qui la secouent, à cause de l’affaire Dreyfus, à cause des campagnes anticléricales insupportables aux catholiques alsaciens, à la pointe de la protestation.
Ainsi, dès juillet 1887, les « gouvernementaux » autonomistes Chrétien Frédéric Pétri (1826-1907) et Zorn de Bulach sont élus dans des élections complémentaires.
Dans les années 1885-1890, quatre courants politiques se dessinent dans le Reichsland :
• Un courant pro-allemand très minoritaire ;
• un courant pro-français qui se renforce à partir de 1900 ;
• le socialisme ;
• un courant alsacien à large base populaire, qui milite en faveur d’une large autonomie au sein du Reich.
• Le parti libéral, qui regroupe la bourgeoisie, les campagnes protestantes et une grande partie des Allemands immigrés ;
• Le parti catholique, principalement implanté dans les régions rurales et le vignoble : bien structuré, bénéficiant du vote confessionnel, il obtient régulièrement près de 40% des suffrages.
• Le parti social-démocrate, très lié au socialisme allemand, il groupe à la fois des immigrés (Bernhard Böhle, 1866-1939) et des Alsaciens (Jacques Peirotes, 1869-1935) et s’appuie sur les syndicats et les coopératives, des centres industriels et des trois grandes villes de Metz, Mulhouse et Strasbourg.
Dès les élection de 1890, organisées sur ordre du nouveau Kaiser Guillaume II contre l’avis de Bismarck, les élections marquent un net recul des candidats protestataires : il ne sont que 10, alors que les socialistes obtiennent 1 siège à Mulhouse (Charles Hickel, 1848-1924) les nationaux-libéraux 2, les conservateurs 2.
Trois ans plus tard, le gouvernement obtient enfin de « bonnes élections » : le Reichsland envoie 6 protestataires dont les abbés Guerber, Winterer, Simonis et Jacques Preiss (1859-1935), 3 socialistes dont Fernand Bueb (1865- ap. 1906) à Mulhouse et Auguste Bebel (1840-1913) à Strasbourg, et 6 « gouvernementaux » autonomistes dont Hugo Zorn de Bulach à Erstein, Jean Hoeffel (1850-1939) à Saverne, Auguste Bostetter (1850-1922) à Strasbourg-campagne, Otto Poehlmann (1848-1927) à Sélestat et Alexander Hohenlohe-Schillingsfürst à Haguenau-Wissembourg, ces deux derniers étant d’origine allemande.
Dans la dernière décennie du siècle apparaît une nouvelle génération d’hommes politiques, tenants de l’autonomisme alsacien : ce sont les Jacques Preiss, Charles Hauss (1871-1925), Eugène Ricklin (1862-1936), Charles Spindler (1865-1936), Anselme Laugel (1851-1928), Gustave Stoskopf (1869-1944), Pierre Bucher (1869-1921), Léon Vonderscheer (1864-1929), dont les idées trouvent un formidable écho beaucoup plus dans l’opinion que dans les arènes politiques. Beaucoup d’entre eux seront députés au Reichstag entre 1893 et 1903. De même, dans le clergé catholique apparaissent des figures nouvelles comme l’abbé Emile Wetterlé (1861-1931), un protestataire pur et dur, les abbés Nicolas Delsor (1847-1927), Paul Müller-Simonis (1862-1930) ou Henri Cetty (1847-1918), très préoccupés des questions sociales.
La nouvelle génération d'hommes politiques alsaciens à l'aube du XXè siècle.
Montage Georges Brun, 2015
Désormais, une meilleure intégration économique et sociale dans l’empire incite le plus grand nombre à accepter l’idée d’une Alsace autonome, dans le cadre du Reich. Convaincus -hormis Wetterlé- que le retour à la France est utopique, ces hommes s’attachent, chacun à sa manière, à accentuer le côté « alsacien » de la région pour mieux se distancer de l’emprise allemande, ne pouvant pas réellement s’exprimer en français. « L’Alsace aux Alsaciens », formule de Charles Grad, devient désormais le mot d’ordre.
Cet étonnant réveil de la conscience alsacienne, symbolisée par la « Revue alsacienne illustrée », le théâtre alsacien provocateur et contestataire («D’r Herr Maire», «l’Ami Fritz», le «Hans im Schnokeloch»), la création du « Musée alsacien » et d’une littérature régionale (Alsatiques), s’exprime rapidement sur le plan politique, non sans susciter de grandes polémiques sur la nature profonde de cette « culture alsacienne » : pour les uns, celle-ci est profondément ancrée dans la culture germanique comme Friedrich Lienhard (1865-1929), qui choisira finalement la nationalité allemande, Charles Stork (1873-1930) ou Charles Gruber (1879-1941) ; pour les autres, elle est plus la fille de la culture française, comme le pensent les frères Ferdinand (1862-1936) et Léon Dollinger (1866-1921) ou Pierre Bucher (1869-1921).
Ainsi émerge un second autonomisme, beaucoup plus solide que celui des années soixante-dix, qui ne s'exprime pas au « Landesausschuss » dominé par les notables, mais chez les intellectuels et surtout dans le peuple. Puissantes dans l'opinion régionale, mais singulièrement ambiguës, ces revendications autonomistes deviennent l’arme autonomiste par excellence et forgent la mentalité alsacienne d’opposition. Elles finiront par être écoutées et seront en définitive examinées et sanctionnées par le Reichstag, le chancelier et l'empereur.
En 1894 Hermann von Hohenlohe-Langenburg (1832-1913) succède comme Statthalter à son cousin, le redouté Hohenlohe-Schillingsfürst : le Reich fait quelques concessions : en 1888, Hugo Zorn de Bulach est le premier alsacien à être nommé à la tête de la division de l'agriculture du Reischsland ; le 1er septembre 1898, Berlin décrète la liberté de la presse dans le Reichsland, puis supprime en avril 1900 l’infamant système des passeports ; le 18 juin 1902 enfin, sur initiative de Guillaume II, le Reichstag vote l'abrogation du fameux paragraphe de la dictature. D’autres réformes accélèrent l’assimilation au Reich : réforme municipale (1896), réforme du système fiscal (1892-1901), réforme du code (1900). Enfin, Berlin décide, malgré l’opposition très vive des Protestants soutenus par Theodor Mommsen, la création d’une faculté de théologie catholique à Strasbourg (1903), ce qui lui permet au passage d’assurer la germanisation du clergé catholique alsacien.
Ces avancées ont un effet extrêmement positif sur la vie politique alsacienne, alimentant une presse en total renouveau et transformant profondément le paysage politique de la région :
La presse connaît un épanouissement prodigieux, son tirage quotidien en Alsace-lorraine passant de 260 000 à plus de 400 000 exemplaires. Riche, diverse, puissante, elle reflète les trois grandes tendances du débat politique :
• Du côté catholique : le quotidien de Strasbourg "Der Elsässer", dirigé par l'abbé Muller-Simonis de 1888 à 1910 puis par Thomas Seltz ; le quotidien "l'Elsässer Kurier" (1897) à Colmar, dirigé par l'abbé Haegy (1870-1932), "l'Oberelsässische Landeszeitung" à Mulhouse (abbé Cetty), "l'Elsässer Volksbote" de l’abbé Delsor, "le Nouvelliste" de l'abbé Wetterlé, ainsi que la "Revue catholique d'Alsace".
• Du côté socialiste, la "Freie Presse" (1898) de Jacques Peirotes à Strasbourg, et la "Mulhäuser Volkszeitung" dans le Haut-Rhin (1902).
• Du côté libéral, la "Strassburger Bürgerzeitung" (1892), la "Strassburger Neue Zeitung" (1907) de Gustave Stoskopf, le "Journal d'Alsace-Lorraine" (1904) de Léon Boll (1862-1916) et "l'Express de Mulhouse".
• Esquissé en 1859-1869, dopé par les élections de 1874, le parti catholique se structure véritablement à partir des années 1890-1893 grâce aux efforts des abbés Delsor et Wetterlé et à l’aiguillon que constitue le parti socialiste naissant ; d’abord « Katholische Volkspartei » (1894), il devient « Elsass-lothringische Landespartei » en 1903, année où il emporte 9 sièges sur 15 au Reichstag. Il se rapproche de plus en plus du Zentrum allemand auquel il adhère en 1906 sous le nom de « Elsass-lothringische Zentrumpartei » : en 1907, aux nouvelles élections, le Zentrum recueille 38% des suffrages et envoie 8 députés au Reichstag parmi lesquels Müller-Simonis, Wetterlé, Delsor, Ricklin, François Xavier Hoën (1864-1935) de Sarreguemines, Vonderscheer de Sélestat… En 1912, aux dernières élections, il obtient 26% des suffrages malgré les énormes progrès du parti socialiste… Au cœur des préoccupations du Zentrum, les revendications autonomistes, le travail sur une véritable identité alsacienne et la question sociale.
• Le parti socialiste, le seul intégré dès le départ à un groupe allemand sous la férule d’August Bebel, grâce à de spectaculaires progrès, devient le second parti du Reichsland : en 1890, il envoie son premier député au Landtag, puis ne cesse de progresser pour obtenir 18% des suffrages en 1907 et 20% (5 députés) en 1912. Il fait désormais partie du paysage politique du Reichsland, recrutant spécialement dans les grands centres urbains et industriels.
• Le parti libéral est la troisième force politique du Reichsland : il se compose principalement de deux tendances : l’une, démocrate, s'inspire de la tradition française révolutionnaire et radicale (bourgeoisie anticléricale, industriels, protestants) ; l’autre, (les libéraux proprement dits), est issue du protestantisme allemand : la première tendance est représentée par Jacques Preiss et l’avocat colmarien Daniel Blumenthal (1860-1930), fondateur de l'« Elsass-lothringische Volkspartei » (parti populaire d'Alsace-Lorraine) (1895), la seconde par Georges Wolf et Schwander, les animateurs de la « Liberale Landespartei ». Le parti libéral est la troisième force politique du Reichsland et obtient dans les élections du début du XXè siècle environ 15% des suffrages.
Le dénominateur commun de tous ces partis est la lutte pour le particularisme ou l’autonomie du Reichsland : sur les questions nationales, libéraux-démocrates, socialistes et Zentrum s’inspirent de ce programme : ces revendications restent la préoccupation commune de l’ensemble de la classe politique régionale.
La grande bataille politique du mouvement de l’autonomie, Zentrum, socialistes et libéraux confondus, est celle de la nouvelle constitution de 1911. La « libéralisation » intervenue entre 1898 et 1902 ouvre des perspectives éveillant un intérêt général pour la question d’une véritable autonomie politique.
Dès 1903, le Zentrum place en tête de ses revendications le statut d'Etat confédéré. Eugène Ricklin en expose le principe au Reichstag en avril 1904, suivi par Preiss à plusieurs reprises. Dans un premier temps, Berlin se contente de gagner du temps par de fumeuses promesses.
La situation change lorsque Bethmann-Hollweg (1856-1921), qui a fait ses études à Strasbourg, devient secrétaire d’état à l’Intérieur (1907) puis chancelier du Reich (1909) : il met dans la balance son poids politique pour faire progresser les droits du Land d'Alsace-Lorraine. La même année est nommé un nouveau statthalter, Karl von Wedel (1842-1919), un francophile, qui comprend rapidement la nécessité d’un nouveau statut pour le Reichsland, passant notamment par la suppression du système des notables par l'introduction du suffrage universel.
En février 1908, Wedel s’adresse directement au Kaiser et lui demande de « délivrer les Alsaciens-Lorrains du sentiment humiliant, exprimé avec une vigueur croissante, d'être des Allemands de 2e classe », de développer « l'individualité alsacienne-lorraine dans le cadre allemand ». « Un pays qui a la libre détermination de son sort renoncera peu à peu de lui-même à l'idée de redevenir une province française ». En octobre 1908, il obtient la démission du secrétaire d'État au ministère de l'Alsace-Lorraine Köller et son remplacement Hugo Zorn de Bulach. Mais le chancelier reste encore très prudent, et demande de solides garanties, échaudé notamment par l’imposante manifestation pro-française de Wissembourg lors de l’inauguration du monument du Geisberg commémorant les Français tombés lors de la bataille de 1870 et au cours de laquelle 30 000 Alsaciens-Lorrains chantent une vibrante « Marseillaise » (17 octobre 1907).
Le processus de révision constitutionnelle est finalement déclenché le 14 mars 1910 par une annonce officielle du chancelier, une déclaration d’intention, qui tardant à se concrétiser, provoque une longue controverse en Alsace : quelle autonomie ? Quel suffrage ? La question de l’autonomie concerne toutes les sphères de la population et sa revendication est commune à tous les partis ; mais si tous les Alsaciens-Lorrains souhaitent disposer de voix délibératives au Conseil fédéral (Bundesrat) et d’un Landtag, seul compétent pour la législation locale, leurs opinions divergent sur bien des points :
• Pour Wedel, l’urgent est d'écarter « les vieux représentants des notables », souvent « nationalistes », comme les « pangermanistes » et de « faire couler un sang nouveau » dans ce pays fiévreux.
• Pour la majorité du Zentrum alsacien-lorrain, l’autonomie doit être authentique, à égalité avec cette des autres Länder du Reich, seule garantie du « loyalisme » et du « civisme » des Alsaciens. Hauss affirme que le mécontentement, très réel, s'explique «non parce que nous ne voulions pas être allemands, mais parce qu'on ne voulait pas nous laisser être allemands». Le Zentrum tient un congrès du 23 au 25 octobre 1910 marquant un large consensus sur ses objectifs - autonomie, suffrage universel- mais masque de fortes divergences quant aux finalités réelles de l'autonomie (beaucoup envisagent à terme le retour à la France, l’autonomie étant un pis-aller).
• Démocrates et libéraux mettent l’accent, les premiers sur le suffrage universel, les seconds sur l’incorporation totale au Reich.
• Les socialistes militent pour une république d'Alsace-Lorraine dans le cadre d’une constitution allemande et pour le suffrage universel.
• Le Journal d'Alsace-Lorraine de Léon Boll exprime très tôt une position originale, parlant pour la première fois de la « Question d’Alsace-Lorraine » « Der Kernpunkt der elsass-lothringischen Frage » qui met en avant la défense de l'originalité alsacienne et réclame une autonomie alliant les vertus républicaines, la fidélité aux valeurs de la France et la réconciliation des Alsaciens et des immigrés, des Français et des Allemands.
Rédigée par le Secrétaire d’Etat à l’Intérieur Clemens Delbrück (1856-1921), inspiré par Laband, le projet de nouvelle constitution paraît en décembre 1910 et est soumis à la Délégation. Delbrück en donne brutalement le ton : « Le sentiment de l'attachement indissoluble à l'Empire allemand fait défaut, c'est pourquoi l'autonomie ne peut être accordée » . Quels sont les éléments principaux de cette constitution ?
L’article 1 de la loi constitutionnelle ne confère pas à l’Alsace-Lorraine le statut d’État confédéré : elle ne fait que lui reconnaître une situation équivalente (« es gilt für…»). La Province n’est pas souveraine : sa constitution est une loi d’Empire, qu’elle ne peut ni modifier, ni abolir. L'Alsace-Lorraine n'est pas un Etat, mais une terre d’empire, « une partie d'Etat » sous « liberté surveillée » , relevant toujours de l'empereur par l’intermédiaire d’un Statthalter et sans représentation délibérante au Bundesrat.
Les deux assemblées de Berlin perdent leur tutelle et le pouvoir législatif est transféré à un Landtag qui remplace la « Délégation d’Alsace-Lorraine » et est formé de deux chambres :
• La première, Chambre Haute, comporte 42 membres : 18 nommés par l’Empereur, 18 nommés par les corps constitués professionnels (Eglises, Chambre de commerce, Université...) et 6 élus.
• La seconde, le Landtag, comporte 60 membres (40 alsaciens, 20 lorrains) élus pour 5 ans au suffrage universel direct.
Les deux Chambres peuvent légiférer et voter le budget, mais ses décisions doivent être prises à l’unanimité et obtenir l’aval de l’Empereur.
L’Alsace Lorraine sera enfin représentée à la Diète de Berlin (Bundesrat) par trois délégués désignés par le Statthalter.
La discussion de la loi jette le désarroi dans les partis et dans l'opinion d’Alsace-Lorraine :
• les socialistes, républicains, sont d’abord hostiles au projet, puis prennent une position plus mesurée en raison de l'adoption franche du suffrage universel…
• les libéraux, partisans de l’intégration au Reich expriment leur satisfaction et considèrent cette constitution comme un cadeau princier ;
• c’est au Zentrum que le désarroi est le plus prononcé et les réactions les plus diverses : Hoeffel et Vonderscheer insistent sur les bienfaits de la loi ; Preiss et Ricklin démontrent ses insuffisances ; pour l’abbé Haegy, elle est un régime de semi-liberté ; pour Wetterlé enfin, comme il l’exprime dans son « Nouvelliste », « Nous sommes roulés » .
Aussi, les débats au Zentrum alsacien-lorrain sont très vifs : le plus virulent, Wetterlé dénonce l’esprit de compromis parmi ses collègues, qui risque d’anéantir tous les espoirs investis dans ce projet.
A la Délégation (Landesausschuss), finalement, les députés, dans leur grande majorité, relèvent les insuffisances et imperfections de cette nouvelle constitution :
• en droit constitutionnel, l'Alsace-Lorraine reste un cas spécifique en Allemagne, puisque la désignation de ses représentants au Bundesrat n'appartient pas à un souverain historique, c'est-à-dire étroitement lié à l'histoire régionale, mais au lieutenant de l'empereur.
• le Parlement partage en fait le pouvoir législatif avec le Statthalter, notamment dans les inter-sessions et en cas de retard dans le vote du budget. Le « ministère » ne serait pas responsable politiquement devant lui. Aucun des nouveaux pouvoirs n’est en mesure d'accomplir une révision constitutionnelle.
• ce Parlement quelque peu étriqué dans ses compétences peut-il se prévaloir de donner une image authentique du pays ? Le refus de définir une « nationalité alsacienne – lorraine » conjugué avec le mode de désignation de la Chambre haute, conserve aux Allemands un poids politique désagréable aux Alsaciens (17 Allemands, 17 Alsaciens, 7 Lorrains).
Finalement, avec l’appui de Vonderscheer et Delsor, Charles Hauss obtient le 8 février des 15 députés de la commission du Reichstag une motion demandant une complète égalité avec les autres Etats, la représentation au Bundesrat, le suffrage universel, la suppression de la première chambre…
Cette motion est très mal perçue à la chancellerie : un ordre du cabinet impérial suspend les séances de la Délégation et blâme Vonderscheer, Ricklin et Delsor.
Par ailleurs, en Allemagne même, ce projet de loi rencontre l'opposition de conservateurs et des militaires, qui considèrent toujours l’Alsace-Lorraine comme un glacis militaire servant de bouclier au Reich…
Le 11 mai, la commission peut reprendre ses travaux sur un texte très légèrement retouché qui ne change rien au fond. La commission commence par le rejeter, par 13 voix contre 12 (Vonderscheer et Hoeffel l'ont cependant voté). Delsor démissionne, Ricklin et Preiss dénoncent une fausse autonomie au Reichstag ( « La force prime le droit » ), alors que le 4 juin se constitue un « groupe de Colmar » avec Preiss, Blumenthal, Wetterlé, Joseph Pfleger (1873-1957), Paul-Albert Helmer (1874-1929), qui publie un manifeste pour la « constitution d'un Etat d'Alsace-Lorraine jouissant dans l'Empire allemand d'une indépendance égale à celle des autres Etats, et dans lequel notre individualité alsacienne - lorraine pourra librement se développer ». Ce groupe devient le 29 juin l'« Union nationale d'Alsace-Lorraine » (Nationalbund), présidé par Wetterlé, qui met l'accent sur « le respect absolu de l'individualité du peuple alsacien - lorrain, telle que l'ont formée l'usage de deux langues et le contact avec deux civilisations différentes » .
Finalement, le 26 mai 1911, les députés du Reichstag votent le « Verfassungsgesetz » (loi constitutionnelle), par 212 voix contre 94, les opposants étant principalement des conservateurs peu influents, les militaires, et 12 des 15 représentants du Reichsland Elsass-Lothringen. Seules trois voix alsaciennes comptent dans cette majorité : celles du socialiste Bernard Boehle, de Jean Hoeffel et de Léon Vonderscheer. Le 31, la loi est promulguée.
Pour l’élection du nouveau Landtag, 184 candidats se présentent pour 60 sièges, dont 40 en Alsace, tous ces candidats étant des « autochtones ». Pour préparer ces élections une « Union nationale » se constitue autour de la devise « l’Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains », réclamant le respect des traditions locales et « l’autonomie complète de l’Alsace-Lorraine dans le cadre de l’Empire » (Jacques Preiss). L’Union nationale recrute dans tous les partis, surtout le centre alsacien-lorrain.
Avec une participation de près de 82,6%, le suffrage du 22 octobre est une victoire pour les centristes qui obtiennent 23 sièges (dont 17 en Alsace, parmi lesquels, Ricklin, Pfleger, Hauss…) ; les socialistes obtiennent 11 sièges, les libéraux 13. Le « Lothringer Block », très proche du Centre, mais défendant les intérêts spécifiques des Lorrains francophones, obtient 11 sièges. Quant à l’Union nationale de Wetterlé, le plus protestataire, il n’obtient que deux sièges : ceux de Delsor et de Wetterlé…
Ainsi, la lutte pour l’autonomie continue, car cette question reste le dénominateur commun de l’ensemble de la classe politique régionale, libéraux-démocrates, socialistes et centristes confondus. L’ère constitutionnelle nouvelle s’ouvre donc dans un contexte extrêmement ambigu et dans une période où les tensions s’exacerbent sur le plan international. Cet « autonomisme d'attente » est à dominante francophile et rallie de plus en plus de politiciens.
Il est d’autant plus fort que le Chambre Haute, dont les 42 représentants sont nommés, est principalement composée de ralliés au régime allemand, de fonctionnaires, de représentants du monde des affaires : Blumenthal, Hoeffel, Vonderscheer, Zorn de Bulach, Rudolf Schwander, le futur Statthalter, le professeur Laband, l'évêque Adolf Fritzen (1838-1919), Charles-Léon Ungemach (1844-1928), Emile-André Kiener (1859-1928). Ici la présidence échoit au docteur Otto Back (1834-1917), maire allemand de Strasbourg.
En janvier 1912, les élections au Reichstag sont un nouveau succès pour le Centre : il obtient 9 sièges sur 15, les socialistes 5 sièges. Mais cette élection est surtout déterminante pour le Reich : elle assure le succès des socialistes, qui obtiennent 35% des suffrages et deviennent le premier parti d’Allemagne, au grand dam des militaires et des conservateurs, ce qui provoque dans le pays de graves tensions qui ne sont pas étrangères à l’accélération du processus d’entrée en guerre.
Il apparaît clairement que l’affaire de la constitution de 1911 est pour le gouvernement civil allemand et pour le chancelier Bethmann-Holweck une occasion perdue de réussir une véritable assimilation, alors qu’économiquement et socialement, les objectifs sont pratiquement atteints.
Côté allemand d’ailleurs, la coterie militaire prussienne, les milieux industriels souvent unis par des intérêts communs et de nombreux « immigrés » du Reichsland se montrent de plus en plus hostiles vis-à-vis des Alsaciens-Lorrains. Les années 1912-1914 sont émaillées de plus en plus d’incidents, accentuant le fossé entre le Reich et le Reichsland et fournissant des armes à une cause française soudainement ravivée.
• En avril 1912, les industriels de la Ruhr déclenchent une violente campagne contre de directeur de l’entreprise SACM-Graffenstaden (usine de locomotives), l’accusant de francophilie et l’obligeant à démissionner. Cette affaire entraîne la protestation d’un grand nombre d’industriels alsaciens dont la presse régionale s’empresse de se faire l’écho.
• Inauguration du monument de Noisseville en Lorraine (3-4 octobre 1908) ; création du comité lorrain du « Souvenir français » (décembre 1908), inauguration d’un monument du Geisberg de Wissembourg (19 octobre 1909) imprudemment autorisées par le Statthalter Wedel : « Les manifestations comme celles de Noisseville et de Wissembourg dont l'interdiction aurait été comprise comme une mesure destinée à préserver le calme, étaient au plus haut point indésirables pour le gouvernement allemand et préjudiciable à la diffusion du « Deutschtum » dans les pays d'Empire » (Von Wedel). « Aussi longtemps que les hommes du Souvenir Français usurperont la conduite spirituelle de la population, la germanisation de la Lorraine sera indubitablement arrêtée pour longtemps» . (Von Prittwitz, commandant du XVIè CA de Metz)
• Beaucoup plus importante et révélatrice d'une « incompatibilité d'humeur » entre les Alsaciens et le Reich, mais aussi entre les militaires allemands et le pouvoir civil du Reich, est l’affaire de Saverne, qui éclate en novembre 1913.
Petite ville bourgeoise, Saverne, 9 000 habitants, abrite la garnison du 99e régiment d'infanterie (1 400 hommes) dans son château, ce dont elle tire de substantiels avantages. Ernst von Reuter, colonel commandant la garnison et pur produit du militarisme prussien, n’aime pas les Alsaciens dont il se méfie, et ses relations avec le maire alsacien de Saverne Louis Knoepffler (1864-1918), par ailleurs député centriste au Landtag ainsi qu’avec le sous-préfet Mahl, lui aussi alsacien, sont plus que tièdes.
Le 28 octobre 1913, le baron Günter von Forstner (1893-1915), sous-lieutenant en poste dans la garnison, injurie les Alsaciens, les traitant de « Wackes » (Voyou), conseille à ses hommes d’utiliser leurs armes contre les autochtones en cas de rixe et humilie les recrues alsaciennes-lorraines sous ses ordres. Le terme « Wackes » est une injure contre les Alsaciens-Mosellans, prohibé par le règlement intérieur du régiment depuis 1903 ; il est l’équivalent de l’injure courante en Allemagne du Sud « Saupreuss », « cochon de Prussien ». Enfin, von Forstner s’en prend au drapeau français, disant à ses hommes « Auf die Fahne Frankreichs könnt ihr scheißen ! » (« Vous pouvez déféquer sur le drapeau français ! »
L’affaire en serait probablement restée là si le 6 novembre suivant, les journaux « Zaberner Anzeiger » et « Elsässer » n’avaient publié ces propos, rapidement relayés par la presse française et allemande. Immédiatement ont lieu des manifestations spontanées de Savernois devant le domicile de Forstner, rassemblant jusqu’à 1 000 personnes le 9 novembre, souvent aux cris de « Vive la France » et aux accents de la Marseillaise. Le calme revient quelques jours plus tard grâce au Kreisdirektor (sous-préfet) Mahl et au maire.
Le Statthalter von Wedel, quoi que militaire, demande alors à Ernst von Reuter et à son chef, Berthold von Deimling, la mutation de von Forstner. Ceux-ci refusent au nom de l’honneur et de l’image de l’armée, se contentant d’assigner le baron à résidence durant 6 jours. Von Wedel se résigne, minimisant l’incident.
Quelques jours plus tard, re-voilà Forstner : il se montre à nouveau dans les rues de Saverne, mais accompagné d’une escorte en armes : nouvelles protestations de la population et nouveaux incidents, notamment de la part de très jeunes manifestants, que la police locale ne peut empêcher. Von Reuter, en accord avec Deimling, demande à Mahl de rétablir l’ordre, sous peine d’intervenir avec ses militaires. Mahl refuse, arguant le fait que les manifestants restent pacifiques et n’enfreignent pas la loi.
La situation dégénère le 28 novembre lorsqu’après un nouvel incident ponctué d’injures à l’endroit d’une groupe d’officiers, dont Forstner, von Reuter fait placer des mitrailleuses face à la foule puis, après trois ordres de dispersion, fait arrêter par la troupe une trentaine de personnes sans aucune base légale et ordonne la fouille des locaux du « Zaberner Anzeiger ». Puis, Reuter, outrepassant ses prérogatives, menace de déclarer l’état de siège et fait opérer durant quelques jours des patrouilles militaires en ville, malgré les vives protestations de Mahl et des édiles. Les responsables politiques locaux en appellent au chancelier et au Kaiser.
Le même jour, au Reichstag, l’affaire prend des proportions nationales : sur interpellation de députés alsaciens, le ministre de la guerre von Falkenhayn tente d’apaiser la situation, alors que le Kaiser, au fait de la situation, s’en va chasser le renard à Donaueschingen, à quelques lieues de l’Alsace. Sous-évaluant totalement la situation, il décline une audience demandée par von Wedel, totalement indigné par ce qu’il considère comme un coup de force illégitime des militaires. Il invite même à Donaueschingen Falkenhayn, von Deimling et quelques officiers de haut rang afin de « faire le point »… durant 6 jours !
Dans toute l’Allemagne, l’opinion publique s’indigne, d’autant que Bethmann Hollweg est tenu à l’écart. Il ne sera présent aux concertations que le dernier jour ! Pour de nombreux Allemands, notamment les socialistes, la situation apparaît comme un coup de force de la caste militaire. Finalement, sur ordre du Kaiser, l'autorité civile est rétablie le 1er décembre par le général Kuhne.
Mais le lendemain, von Forstner fait reparler de lui : lors d’un exercice militaire aux environs de Dettwiller, il frappe de son épée un cordonnier handicapé qui le raillait et le blesse à la tête. Kuhne décide alors de muter von Forstner, mais ne prend aucune mesure à l’encontre de von Reuter.
Partie d’Alsace (Saverne, Mulhouse où manifestent 3 000 socialistes, Strasbourg), la vague d'indignation s'étend à l'Empire allemand tout entier : le 3 décembre, la direction du parti socialiste appelle toutes ses organisations à des rassemblements de protestation qui ont lieu le 7 dans 17 grandes villes allemandes (Berlin, Cologne, Leipzig, Munich, Düsseldorf…) et réclame la démission de Bethmann-Hollweg et de Falkenhayn.
Ce même 3 décembre, Bethmann-Hollweg est interpellé au Reichstag par des députés du Zentrum, du parti socialiste et du parti populaire. Très embarrassé, le chancelier finit par excuser les militaires, alors que Falkenhayn s’en prend rudement à la presse qui aurait monté l’affaire en épingle contre l’armée. Les débats se prolongent, démontrant clairement le désaccord total entre les positions du Reichstag et celle du gouvernement.
« Je ne veux, pas plus que le ministre de la guerre ne l’a fait, cacher ou protéger ce qui ne doit pas l’être. Mais qu’est-ce qu’il y avait au fond dans ces premiers événements ? C’était des inconséquences d’un jeune officier commises dans les couloirs de la caserne, ce qui est peu agréable, mais ce qui cependant ne peut émouvoir l’univers. Par des articles de la presse locale, l’émotion à Saverne et au dehors de Saverne a été considérablement accrue. La population de Saverne s’est sentie blessée par l’emploi du mot « wackes ».
« On a parlé d’affront public, voulu, à la population (…) Je me suis efforcé de me renseigner moi-même auprès des Alsaciens sur la signification véritable de ce mot. On m’a répondu que ce mot était un sobriquet et qu’il pouvait être employé sans mauvaise intention par un Alsacien contre un de ses compatriotes mais que le mot devenait insultant dans la bouche d’un non-Alsacien (…) Nous sommes d’accord sur ce point, que le mot est une injure. »
« Les autorités allemandes ont interdit l’usage de ce mot et avec le ministre de la guerre, je puis espérer que les récents événements empêcheront encore davantage qu’on l’utilise. Mais Messieurs, je crois que je ne blesserai pas beaucoup ces Messieurs, si je pense que les Alsaciens ne voudraient pas être cependant plus sensibles que les autres. Messieurs, l’Alsacien, quand il parle d’un Prussien, il l’appelle un « schwob »et dans ce cas là, les vieux Allemands ne s’émeuvent pas beaucoup pour cela. » (Extraits du discours de Bethmann-Hollweg au Reichstag, 3 décembre 1913).
Le 4 décembre, pour la première et unique fois dans l'histoire du Reich, le parlement vote une motion de censure par 293 voix oui, 4 abstentions et 54 voix non, désapprouvant le comportement du gouvernement comme « ne correspondant pas à la position du Reichstag ». Mais la constitution du Reich ne prévoyant pas la démission du chancelier, le gouvernement reste en place, le chancelier étant nommé par le Kaiser. Or Guillaume II, qui veut réduire l'influence du Reichstag et celle des partis, n'est en aucun cas disposé à se plier à la décision des parlementaires. Une nouvelle tentative du parti socialiste pour faire démissionner Bethmann-Hollweg échoue le 9.
Le 5 décembre, le Kaiser décide d’éloigner temporairement le régiment savernois à Oberhoffen et à Bitche privant du coup la ville d’importantes ressources commerciales.
Le 19, un tribunal militaire de Strasbourg condamne en première instance von Forstner à 43 jours d’arrêt de rigueur, pour aussitôt lever la condamnation, invoquant la légitime défense, et félicite le baron pour avoir défendu l'honneur de l'armée.
Du 5 au 10 janvier 1914 se tient au tribunal militaire de Strasbourg le procès von Reuter. La cour déplore les abus des soldats, mais accuse les instances civiles d’être responsables des incidents, n’ayant pas fait intervenir la police, et acquitte Von Reuter de l'accusation de s'être arrogé indûment le pouvoir de police civile. Les militaires sortent totalement blanchis de l’affaire, au grand dam des civils. Guillaume II ne s’y trompe pas en décorant von Reuter, et le Kronprinz félicite le colonel par un télégramme et la formule « Immer fester druff! » (formule prussienne signifiant « allez-y toujours plus fort ! »). Bethmann-Hollweg se voit blâmé par la Chambre des seigneurs de Prusse pour avoir refusé de supprimer la constitution de 1911, responsable selon elle des incidents de Saverne. Les militaires quittent la tribune en grands vainqueurs : ils ont démontré être hors d'atteinte au sein du Reich.
Les conséquences pour l’Alsace-Lorraine de l’affaire sont graves : pour l’opinion, c’est l’arbitraire des militaires qui l’emporte sur le droit ; en dépit des efforts d'intégration et de réconciliation, les relations avec le reste de l'Empire allemand sont visiblement détériorées.
Le 14 janvier, le Landtag d'Alsace-Lorraine se prononce sur les incidents : il défend le comportement de l'autorité civile et condamne les actes des militaires ainsi que l'acquittement du commandant de régiment von Reuter.
Le 31 janvier, le secrétaire d'État du ministère pour l'Alsace-Lorraine, le baron Hugo Zorn von Bulach, est remplacé par le comte prussien Siegfried von Roedern, et le 1er mai, c’est au tour du Statthalter Karl von Wedel, remplacé par un défenseur convaincu de l'État autoritaire et un adversaire de la constitution de 1911, l’ex-ministre de l’intérieur de la Prusse, Johann von Dallwitz (1855-1919). Les deux fonctionnaires d'Alsace-Lorraine les plus hauts placés paient ainsi leurs prises de positions relativement favorables à la population alsacienne-lorraine.
Les autorités allemandes ont sans conteste changé d’opinion envers les Alsaciens-Lorrains, remettant en cause leur loyauté. Il faut désormais à nouveau les écarter du pouvoir et mener une politique de germanisation plus ferme.
L'incident révèle enfin les difficultés de l'intégration dans l'Empire allemand : les partis politiques alsaciens, désireux d'égalité au sein de l'ensemble du Reich, se heurtent aux conservateurs et aux militaristes, tout comme l'État constitutionnel se heurte à l'État militaire, mettant à jour l'importance croissante des militaires dans la politique intérieure allemande et leur influence sur le Kaiser, mais aussi la fragilité d’un régime constitutionnel qui apparaît plus comme un semi-absolutisme que comme une véritable démocratie parlementaire.
Enfin cet incident fait se tendre un peu plus les relations franco-allemandes, déjà sur la corde raide depuis la crise d’Agadir, et remet en France au premier plan le revanchisme à la Barrès, trouvant un certain écho dans la bourgeoisie francophile alsacienne et par contrecoup dans les milieux pangermanistes du Reich qui exigent un durcissement de ton contre l’Alsace dans quelques mois, ils seront exaucés au-delà de leurs espérances.
L'annexion en 1871 modifie profondément le développement économique du Reichsland Elsass-Lothringen. Contrairement à ce que tente de faire croire la propagande revancharde de la France (« L'Alsace de 1871-1918 est allemande et très malheureuse ») c’est un véritable « bond économique » que réalise l’Alsace, particulièrement entre les années 1880-1910, devenant sans conteste une des régions les plus riches d’Europe.
Dans un premier temps, la région doit opérer une véritable mutation économique :
• l’annexion coupe l’Alsace de son premier marché, la France ;
• de nombreux industriels, restent hostiles au Reich et choisissent l’émigration, entraînant un grave affaiblissement en investissements et en savoir-faire ;
• ceux qui restent refusent souvent les concours financiers allemands, se coupant des marchés contrôlés par l'État (secteur ferroviaire) ;
• certains secteurs, amputés du marché français, déclinent, notamment l’industrie textile spécialisée (chaussons, corderie, chapeaux de paille et draps noirs de Bischwiller) ;
• l’industrie allemande exerce une forte concurrence sur les produits alsaciens…
• les grandes transactions internationales sont supprimées ou mises sous tutelle allemande…
Certes, certains liens avec la France subsistent, comme dans le domaine bancaire (Banque de Mulhouse, Société générale alsacienne de banque) ou dans le domaine industriel, comme la création de succursales en France : c’est le cas de la « Société Alsacienne de Constructions Mécaniques » ou SACM, créée en 1872, qui ouvre une filiale à Belfort (la future Alsthom), mais l’économie alsacienne doit pour survivre s’adapter au marché allemand. C’est chose faite vers 1880.
Débute alors une période de formidable essor économique, grâce en partie aux capitaux venus d'autres états de l'Empire, essor qui ne manquera pas d’influencer la vie politique.
Le réseau ferroviaire connaît un accroissement exceptionnel, passant de 700 km en 1871 à 1900 km en 1910 ; l'un des plus modernes et denses d'Europe, relie toutes les grandes villes entre elles et dessert toutes les vallées vosgiennes, même les plus reculées (Lapoutroie, Lembach…). Le trafic marchandise augmente de 680% et celui des passagers de 500% durant la même période. Le Rhin est aménagé et Strasbourg de dote d’un important port fluvial.
A la fin des années 1880, l’électricité prend son essor : les usines (force motrice), les villes (éclairage public et privé, tramway), mais aussi la campagne bénéficient de ses bienfaits ; dès 1888 des centrales électriques sont mises en service à Mulhouse, puis à Strasbourg où sont créées des Régies comme l'Électricité de Strasbourg et les Usines municipales de Colmar.
L’industrie textile, malgré un fléchissement, reste de première importance ; en matière de construction mécanique, la fin du siècle voit la naissance d’un géant à Mulhouse, la SACM (Société Alsacienne de Constructions Mécaniques), de réputation mondiale, qui produit locomotives, trains de laminoirs, machines textiles, rotatives.
L’industrie alimentaire remplace de plus en plus un artisanat de qualité : ainsi sont créées des minoteries, des conserveries (Léon Ungemach), le sucrerie d’Erstein (1894), et que la production de foie gras décuple.
Apparaissent de nouvelles industries, parmi lesquelles l’industrie automobile : Emile Mathis se lance en 1904 dans la production de voitures à Strasbourg, suivi en 1909 par Ettore Bugatti à Molsheim. A Mulhouse en 1910, Georges Chatel fonde Aviatik, une firme aéronautique qui produira des avions, mais déménagera à Fribourg-en-Brisgau lorsqu’éclatera la guerre. A Mulhouse toujours, Adolphe Braun fonde une entreprise de photo qui devient vers 1900 une des plus grandes manufactures de travaux photographiques d'Europe.
L’industrie pétrolière connaît un fort développement après la découverte en 1882 par les Le Bel de gisements de pétrole à Pechelbronn : une firme allemande acquiert les entreprises et développe fortement la production, qui atteint 50 000 tonnes en 1913. Par ailleurs, en 1904, grâce à la ténacité d’une femme, Amélie Zurcher, un énorme gisement de potasse est découvert en 1904 puis exploité à Wittelsheim .
Enfin les banques alsaciennes (Banque de Mulhouse, Banque d'Alsace et de Lorraine, Société générale alsacienne de banque, Crédit foncier et communal d'Alsace et de Lorraine) connaissent un vif essor et soutiennent les entreprises régionales. À partir de 1882, venant d’Allemagne, se répandent les caisses « Raiffeisen » (futur Crédit Mutuel), qui s'inscrivent dans la mouvance du christianisme social catholique. En 1914 il y en a 471 en Alsace, soit dans plus de la moitié des communes, auxquelles s'ajoutent 226 caisses d'une fédération concurrente, le « Revisionsverband », d'inspiration protestante. Ces deux mouvements aident le monde rural à régler le problème lancinant de l'endettement paysan.
L’agriculture n’est pas en reste. Elle se modernise et se mécanise, assimilant de nombreux progrès techniques et augmentant la productivité. La production est réorientée : les cultures traditionnelles (céréales, lin, chanvre, oléagineux, garance) reculent au profit de cultures plus rémunératrices pour un marché urbain de consommation en pleine expansion : houblon, betterave à sucre, légumes, fruits, viticulture et élevage. Entre 1871 et 1910, la valeur de la production agricole double, ce qui permet aux agriculteurs d'améliorer leur niveau de vie.
En même temps, on assiste à un très fort développement de l’urbanisation : si l’accroissement de la population reste moyen en Alsace entre 1871 et 1914 (1 050 000 habitants en 1871, 1 220 000 en 1910) à cause des flux migratoires, l’émigration étant plus importante que l’immigration allemande, l’accroissement des villes est spectaculaire : le taux d’urbanisation passe de 36% en 1871 à 52% en 1910, dépassant celui de la France (38% en 1910 et même de l’Allemagne (49%).
Mulhouse augmente sa population de 85% entre 1871 et 1910, passant de 52 900 habitants à 95 000 ; principal centre industriel de l’Alsace, la ville abrite 80 grandes entreprises, comme la SACM, DMC, Schlumberger…
Colmar, de son côté, passe de 23 300 habitants en 1871 à 43 800 en 1910, renforçant son caractère de capitale administrative et judiciaire. La ville abrite une garnison de 4 000 soldats.
C’est principalement Strasbourg qui bénéficie du progrès économique et des largesses impériales : le Kaiser est en effet déterminé de faire de la ville un « Schauplatz », une vitrine du grand Reich ! La population de la ville passe de 85 000 habitants en 1871 à 180 000 en 1910. A partir de 1880, sous la férule du commissaire puis maire Otto Back (1834-1917) des quartiers nouveaux sont tracés puis construits (Axe avenue des Vosges – avenue de la République) pour y accueillir une population d’immigrés de plus en plus importante (40% en 1910 !) ainsi que toutes les administrations civiles et militaires) d’une grande capitale de province : quantité de bâtiments de prestige sont édifiés en un laps de temps assez court : le Kaiserpalast (palais de l'Empereur) construit de 1883 à 1887, l'actuelle Bibliothèque Nationale et Universitaire, le Parlement, l'Hôtel des Postes, la Gare Centrale, ainsi que deux églises, Saint-Paul et Saint-Maurice. Sans oublier le Palais Universitaire et les Hospices Civils étendus et modernisés de façon tout-à-fait remarquable. Dès 1915, le tramway circule.
Strasbourg : quelques bâtiments de la Neustadt voulue par le Kaiser.
Photo. Montage photographique Georges Brun., 2015
Peu à peu aussi, Strasbourg devient aussi ville portuaire et industrielle. La nouvelle gare relie Strasbourg à l'Allemagne, le port rhénan se développe sur le Rhin en voie de régularisation avec la création du port d'Austerlitz et du Port du Rhin à partir de 1898, qui attire plusieurs établissements industriels après 1900. Le commerce s'en trouve évidemment stimulé, soutenu par les grandes banques. En 1899 est créée la Chambre des Métiers de Strasbourg qui facilite grandement le développement de l’apprentissage. Enfin, la ville abrite une forte présence militaire avec ses casernes et surtout ses 17 forts destinés à la défendre (14 rive gauche et 3 rive droite).
A côté des centres urbains, l’Alsace bénéficie aussi d’un politique très active d'équipement des municipalités : avant 1914, de très nombreuses petites villes et quelques communes rurales s’équipent d'un réseau d'eau courante, d'électricité et de gaz, grâce à des sociétés mixtes pour le gaz, l'électricité et les transports en commun. Il s'agit d'un système original qui s'avère bénéficiaire et qui a le mérite de limiter la pression fiscale.
Toute cette mutation économique et industrielle s’accompagne d'avancées sociales sans précédent et sans équivalent pour l'époque : entre 1883 et 1887 est mis en place un système d'assurance-maladie et accident (1928 en France) ; en 1888 est introduit le code du travail et des professions (Gewerbeordnung) qui permet la création des premiers syndicats ouvriers et les caisses d'invalidité (1885) et de vieillesse (1889) sont créées l’année suivante. Suivent une série de lois sur les municipalités (1895), le code professionnel (1900), les associations (1908), l’aide sociale (1908), les assurances sociales, le travail des mineurs et le repos dominical (1911)…
L’administration allemande arrive à inspirer la confiance en raison de son souci de l’intérêt général et de l’impartialité des fonctionnaires. Il en est de même de la justice qui a bonne réputation et de plusieurs grands organismes (administration des forêts, Poste, chemins de fer).
En raison du départ d’une grande partie des élites en France, la vie culturelle et artistique connaît deux décennies très calmes entre 1871 et 1890, d’autant que la politique des nouveaux maîtres, voulant absolument rétablir la culture germanique des Alsaciens et les intégrer dans l'espace culturel allemand à travers une politique linguistique et scolaire, se heurte à la passivité, voire au rejet de la part de la population. Ainsi, la germanisation de la toponymie (hormis dans les secteurs francophones), des prénoms et des enseignes commerciales se fait dans l’indifférence générale.
Progressivement cependant, avec l’évolution des politiques, des mentalités et de la situation économique, la région connaît une profonde évolution culturelle qui va connaître au début du XXè siècle un extraordinaire épanouissement, totalement spécifique à l’Alsace : une culture populaire régionale.
Dès 1871, le système scolaire est germanisé dans ses méthodes, son esprit et sa langue. L'enseignement primaire devient obligatoire, c'est-à-dire dix ans plus tôt qu'en France, alors que la gratuité est proposée progressivement par les communes. L'enseignement secondaire, dispensé en allemand lui aussi, connaît un remarquable essor. Naturellement, il est encadré par des enseignant venant du Reich, qui veillent à inculquer aux élèves les valeurs de la « Kultur »…
En 1872 est fondée à Strasbourg la Kaiser-Wilhelms-Universität, rapidement dotée d’un nouveau campus avec bâtiments neufs et fonctionnels (Palais universitaire), et destinée à devenir une des premières d’Europe. Malgré des débuts laborieux, elle devient effectivement une des toutes premières universités en Allemagne et bénéficie de nombreux maîtres de grande réputation, dont quelques nobellisés. Sa bibliothèque est totalement reconstituée par les Allemands et comporte en 1913 plus d’un million de volumes, devenant l’une des toutes premières bibliothèques universitaires du monde ! Mais cette magnifique université n’accueille cependant qu’une infime minorité d’enseignants alsaciens et les étudiants alsaciens-lorrains ne s’y bousculent pas dans les premières années : ils sont 430 en 1893-1894, 560 en 1896-1897 et 1 100 enfin en 1913, voisinant plus ou moins bien avec 900 Allemands, car très francophiles. L’Universität demeure en général en marge de la société strasbourgeoise et de l'environnement régional.
La volonté de germaniser le pays et de faire de l’Alsace un exemple de la puissance de la nouvelle Allemagne, amène le Kaiser et son gouvernement à transformer l’Alsace en terre d’élection de la « Deutsche Kultur » en y investissant toute leur énergie :
• Comme vu plus haut, la Kaiser-Wilhelms-Universität accueille de prestigieux enseignants et chercheurs comme Röntgen, Laband, Ehrlich, von Bayer, Braun, Werner, et possède une bibliothèque incomparable.
• L’essor urbain provoque une véritable fièvre architecturale : c’est le cas pour Strasbourg, où, de par la volonté impériale, d’énormes transformations de prestige sont entreprises, faisant de la ville une vitrine de l’art princier et somptuaire « Wilhelminien » : la place de la République (Palais du Rhin ou Kaiserspalast, Landesausschuss, Bibliothèque…), le Palais universitaire, l'hôtel des Postes, les églises Saint-Paul et Saint-Maurice, la gare.
• Hors de Strasbourg, les principales réalisations sont des châteaux d'eau (Sélestat), des casernes, le musée historique de Haguenau, la gare de Colmar (1900-1908) et bien évidemment la restauration du château du Haut-Koenigsbourg par Bodo Ebhardt (1901-1908).
• Le paysage littéraire « classique » est d’abord dominé par la langue française, surtout produite à Paris, comme les œuvres d’André Lichtenberger ("Mon petit Trott"), Paul Acker, Erckmann-Chatrian, Édouard Schuré et prolongée à en Alsace par Pierre Bucher, Zislin ou Hansi… La littérature d'expression allemande est bien représentée par Friedrich Lienhard (1865-1929), René Schickelé, Otto Flake et Ernst Stadler.
• Peinture et sculpture se développent d’abord hors d’Alsace avec deux figures majeures : le peintre Jean-Jacques Henner (1829-1905) et le sculpteur Auguste Bartholdi (1834-1904), mais grâce à la création en 1890 d'une « École municipale des arts décoratifs » et à celle du « cercle de Saint-Léonard », Strasbourg devient un centre artistiques très vivant : en 1913 la ville compte 49 peintres d'art.
• Les Allemands, surtout à partir de 1890, encouragent énormément le développement de la culture par la création et la promotion de Musées (musée des Beaux-Arts de Strasbourg, musées de la Société Industrielle de Mulhouse, Société Schongauer de Colmar…) de bibliothèques (bibliothèques municipale de Strasbourg, Colmar, Sélestat, Haguenau, nombreuses bibliothèques municipales et paroissiales…), du théâtre (Théâtre municipal de Strasbourg) de la musique classique (représentations de Richard Wagner, Bach, chœurs de Franz Stockhausen) ou populaire (création de nombreuses chorales comme le chœur de Saint-Guillaume créé par Charles Munch ou l’union Sainte-Cécile qui compte plus de 400 chorales).
• La presse connaît un extraordinaire développement avec la disparition du paragraphe de la dictature : en 1913, elle compte 17 quotidiens et 26 hebdomadaires, dont au moins un dans chaque Kreis avec un tirage de 249 400 exemplaires, et d’un niveau intellectuel souvent élevé et très ouvert sur l’extérieur.
Ainsi, dans tous les domaines artistiques, la culture rhénane, gothique, le Saint-Empire, la Réforme sont portés au pinacle comme autant de signes d’un héritage commun, d’un passé à ressusciter, dans le but essentiel pour le Reich de germaniser le plus possible le Reichsland Elsass-Lothringen.
Artistes alsaciens des années 1890-1914 : ceux qui ont "créé" la culture alsacienne. Cette liste n'est naturellement pas exhaustive; y manquent notamment quelques grandes figures de la création alsacienne ayant "migré en France : le peintre Jean-Jacques Henner (1829-1905), le sculpteur Auguste Bartholdi (1834-1904), le compositeur et organiste Léon Boëllmann (1862-1897)... (
Montage Georges Brun, 2015
En réalité, la culture « germanique » que les Allemands tentent d’imposer concerne essentiellement une population urbaine et bourgeoise, surtout immigrée. Les revendications autonomiste ou égalitaires au sein du Reich vont pousser les Alsaciens à marquer leur différence d’avec le reste de l’Allemagne en cultivant leur identité et leur spécificité propres : ne pouvant plus redevenir français, ne pouvant pas être à l’égal des Allemands, les Alsaciens vont devenir véritablement « Alsaciens ». A partir de 1895 on assiste à la naissance d’une véritable culture spécifique, véritable traduction du mouvement politique visant à l’autonomie de la région et à l’égalité avec les autres Länder du Reich.
Tout ce que l’Alsace compte d’artistes, imprégnés des nouveaux courants artistiques qui se développent en Europe (Art Nouveau, Jugendstil, Modern Style) se retrouve régulièrement dans des académies, des clubs, des associations (souvent autour de bonnes tables) pour refaire le monde… Peintres, artisans, collectionneurs, mécènes, personnalités politiques et intellectuels débattent, discutent, souvent contestent le système en place, avec un dénominateur commun : créer une culture alsacienne :
• Ils se réunissent souvent autour d’Anselme Laugel (1851-1928) et de ses « Dîner des 13 » ou de l’industriel et mécène Georges Haehl (1862-1947) ;
• ils créent le « Kunschthafe » (marmite aux arts) qui se réunit une fois par mois autours d’un bon repas à Schiltigheim sous les auspices d’Auguste Michel, fabricant de pâtés de foie gras, dont l’objectif est de résister à la germanisation envahissante de l’Alsace et où se retrouvent René Bazin (1853-1952), Sarah Bernhardt (1844-1923), Constant Coquelin (1841-1909), Edouard Schuré (1841-1929), Adolphe Seyboth (1848-1907) et où l’art, la gastronomie et la politique se mêlent joyeusement ;
• certains d’entre-eux se retrouvent aussi à la « Mehlkischt », un café-théâtre créé par Gustave Stoskopf, où se rencontre toute la jeunesse bourgeoise et frondeuse de Strasbourg ;
• ils organisent en 1897 à l’hôtel de ville de Strasbourg le premier Salon des Artistes Alsaciens, cherchant à exprimer leur spécificité et tirent leur inspiration dans l’art populaire régional ;
• La même année, Anselme Laugel et son ami le maquettiste Charles Spindler (1865-1938) créent le « Cercle de Saint-Léonard » au pied du Mont Sainte-Odile, qui devient rapidement un lieu de rencontre et un atelier de création, de discussion, de contestation aussi. S’y retrouvent régulièrement les peintres Paul Brunagel (1873-1954), Léon Hornecker (1864-1924), Léo Schnug (1878-1933), Lothaire von Seebach (1853-1930), Henri Loux (1873-1907), Benoît Hartmann (1865-1945), Luc Hueber (1888-1974), le verrier Auguste Cammissar (1873-1962), le sculpteur Alfred Marzolff (1867-1936), l’économiste allemand (« pro-alsacien ») Werner Wittich (1867-1957), le docteur Pierre Bucher (1869-1921), âme de l’Alsace française, l’auteur Gustave Stoskopf (1869-1944), le compositeur Marie-Joseph Erb (1858-1944), le compositeur suisse Rodolphe Ganz (1877-1948 ?), les poètes Albert (1874-1930) et Adolphe (1874-1944) Mathis, le céramiste Léon Elchinger (1871-1942) ;
• entre 1893 et 1896 Charles Spindler publie en collaboration avec Josef Kaspar Sattler (1867-1931), un des représentants allemands du Jugenstil, les « Elsässser Bilderbogen », Images Alsaciennes : à partir de cette publication naît l’idée de la création d’une revue, la « Revue Alsacienne Illustrée » (Illustrierte elsässische Rundschau), qui est créée l’année suivante et dont l’objectif est de faire connaître la culture et les traditions alsaciennes en mettant en valeur leurs racines françaises. Pierre Bucher en devient le directeur en 1901, et complète la revue par les « Cahiers alsaciens », très opposée à la germanisation, qu’il publie en collaboration avec le docteur Ferdinand Dollinger (1862-1936).
• Rapidement naît l’idée de créer un « Musée ethnographique alsacien », idée qui aboutit en 1907 à la création quai saint Nicolas à Strasbourg du « Musée Alsacien », qui, dès la première année, devient aux yeux des autorités allemandes un « repère de francophiles » : elles décideront de vendre le bâtiment et les collections aux enchères, mais leur projet n’aboutit pas.
• En même temps émerge une « littérature alsacienne » soucieuse d'affirmer son alsacianité à la fois face à l'assimilation allemande et aux nostalgies du souvenir français. Ainsi l’œuvre poétique des frères Mathis, et la naissance du « Théâtre alsacien » avec les pièces emblématiques que sont "d’r Herr Maire" de Gustave Stoskopf ou le "Hans im Schnokeloch" de Ferdinand Bastian (1868-1944). Beaucoup plus mordants, maniant la satire et la caricature Henri Zislin (1875-1958) et Hansi (1873-1951), auteurs d'albums illustrés, popularisent l'image naïve d'une Alsace tricolore et légendaire, inspirée par une germanophobie obsessionnelle.
• L’histoire régionale connaît une énorme popularité et tient une grande place dans la culture : de très nombreux autochtones se passionnent pour l’histoire locale, l’archéologie, les récits anciens, donnant naissance à une littérature spécifique, celle des « Alsatiques » et à des dizaines de sociétés locales «d’histoire et d’archéologie» qui publient livres, revues, monographies, biographies.
• La vie quotidienne des Alsaciens est enfin animée par une multiplicité d’associations qui connaissent un essor extraordinaire, dont l’un des pionniers est l’abbé Cetty de Saint-Joseph de Mulhouse : sections de sport, chorales, chant, théâtre, cercles d’hommes et de jeunes gens, harmonies et fanfares, corps de sapeurs pompiers, autant d’organisations qui forment une remarquable structure de formation religieuse, professionnelle et politique des masses ouvrières ou paysannes, souvent contestataires , surtout lorsqu’elles sont catholiques, favorisant en outre une cohésion communautaire tout en assouplissant la hiérarchie sociale.
Dans le Reichsland, au moment où la France connaît une vague d’anticléricalismes sans précédent, la religion chrétienne tient encore une place très importante, et il n’est pas besoin de rappeler le rôle éminent joué notamment par le clergé catholique dans l’évolution politique de l’Alsace entre 1871 et 1914.
En 1900, l’Alsace compte environ 1 218 900 habitants, dont 821 600 catholiques (71% de la population), 304 200 protestants (26,4%) et 25 400 juifs. Les catholiques sont nettement majoritaires dans le Haut-Rhin (85%) et représentent 75% de la population dans le Bas-Rhin.
Le régime allemand maintient les structures religieuses en place, mais on voit apparaître un clivage à l'intérieur de chaque confession :
• Vis-à-vis des catholiques, le clergé reste très attaché à la France jusque dans les années 1890, d’autant qu’il subit le Kulturkampf (1872-1874) qui ferme (temporairement) de nombreux établissements scolaires et expulse certains religieux en 1872-73 (Jésuites, Rédemptoristes). Ainsi de très nombreux catholiques, et surtout les curés sont circonspects vis-à-vis d’un régime dont le souverain est protestant ; de nombreuses familles catholiques envoient leurs enfants en France pour qu'ils y acquièrent une formation et une culture françaises. La situation change dans les années 1895-1905, pour trois raisons essentielles : d’une part, la politique anticléricale de la IIIè république choque profondément les catholiques alsaciens ; d’autre part, la jeune génération voit plutôt d’un bon œil un régime qui met fin au Kulturkampf, ne touche pas à la séparation de l’Eglise et de l’Etat et ne confisque pas les biens de l’Église ; enfin, la création d’une faculté de théologie catholique permet de former un clergé catholique au « moule allemand »…
• Le clergé catholique tient cependant à marquer ses distances vis-à-vis d’un régime à dominante protestante, l’heure n’étant pas encore à l’œcuménisme… Ce sont les catholiques qui créent le parti du Centre, se maintiennent dans l’action pour l’autonomie, créent une multitude d'associations, ce qui permet au clergé à la fois d’encadrer les fidèles et de former des cadres politiques, syndicaux et associatifs. Les congrégations religieuses catholiques se développent énormément, témoignant d’une vitalité religieuse très forte à travers les confréries, les pèlerinages et l'imagerie religieuse ; enfin le catholicisme social est en plein développement, particulièrement sous l'impulsion des abbés Haegy et Cetty.
• Le monde protestant est plus complexe : l’église réformée, principalement présente à Mulhouse et à Bischwiller (industriels et libéraux), a perdu une partie de ses forces vives avec le départ des Optants, et reste résolument francophile.
• Les Allemands s’appuient principalement sur le corps social protestant, en particulier dans les paroisses rurales luthériennes et les milieux populaires, dont bien des membres s'élèvent socialement. C’est le cas pour le Kochersberg, l’Alsace Bossue, et l’Outre-Forêt, plus perméables à la germanisation que par exemple le Sundgau ultra-catholique. Par ailleurs, la haute bourgeoisie d'affaires, majoritairement protestante et libérale, reste très distante par rapport à un Empire autoritaire où l'influence des junkers aristocrates prussiens est encore considérable…
Ainsi, dans l’lAsace catholique et protestante, il existe vers 1910 un courant très francophile, résistant : très présent chez les catholiques, qui se retrouvent minoritaires, ce courant fait aussi des émules chez les élites protestantes, très attachées, celles-là, aux idées libérales, qu'elles partagent avec les dirigeants de la IIIe République.
En 1914, il subsiste en Alsace-Moselle un certain attachement à la France, la « Mère-patrie », attachement que des cercles francophiles cultivent activement. Mais la région est à peu près pacifiée, ou du moins résignée, et relativement bien intégrée à l’espace allemand. Cela ne fait aucun doute.
Choqués par la politique extrêmement anticléricale de la IIIè république dans les premières années du XXè siècle, les Alsaciens se sont accommodés des avantages dont le régime allemand leur fait profiter : prospérité économique en premier lieu, mais aussi ordre, avantages sociaux, richesse et bien-être. Les paysans restent dans leur grande majorité indifférents au politique, les ouvriers s’ouvrent au socialisme ; une partie de la bourgeoisie d’affaires est franchement ralliée au régime.
Malgré cela le « Prussien », le « Schwob » (nom que les Alsaciens préfèrent), reste un personnage peu apprécié, et les sympathies pour la France très vives, sympathies que de nombreux notables entretiennent avec vigueur, voire avec passion (Wetterlé, Hansi…).
Ainsi, tout naturellement, lorsque la guerre éclate, la très grande majorité des jeunes alsaciens mobilisés va servir dans l’armée impériale, considérant, du moins au début du conflit, normal de servir le Kaiser et le Reich, loin d’être des « malgré-nous ». Seule une minorité, infime, choisit la France. Ce n’est qu’au cours de cette terrible guerre que les choses vont changer.