Par Léa ACKERMANN (CRDP d'Alsace)
Publié le 1er octobre 2010
Les citations figurant ci-dessous sont extraites d'un entretien réalisé le 6 mai 2004 auprès de M. Jean-Pierre Spenlé, ancien membre des GMA (Groupes Mobiles d'Alsace). Il est aujourd’hui président des Anciens du GMA et fait partie de la commission de mémoire du conseil départemental des anciens combattants.
Retour à Alsace 1940-1944
Monsieur Jean-Pierre Spenlé s’est évadé en 1942 et, comme réfractaire à l’incorporation de force dans l’armée allemande, il a rejoint la zone libre et s’est engagé dans l’armée française. Il a pu rejoindre la résistance et participer, en Suisse, à son organisation. Il a été engagé au 1er BCP (Bataillon de Chasseurs à Pied, nom donné aux unités du GMA) et a participé à la bataille de la Haute-Alsace en novembre 1944. Enfin, il a continué les combats jusqu’à la victoire du 8 mai 1945.
Suite à la convention d'armistice, les Allemands ont introduit, dans les trois départements du Rhin et de la Moselle, les deux Gauleiter Wagner et Burckel qui étaient chargés de germaniser les citoyens français qui y résidaient.
Le 25 août 1942, Wagner, pour l'Alsace, et Burckel, pour la Lorraine, obtiennent du Führer la permission d'incorporer les Alsaciens et les Mosellans dans la Wehrmacht. L'état-major allemand s'y était d'abord opposé, car cette mesure était interdite par les conventions de La Haye. Néanmoins, on se dit inquiet des pertes du côté allemand, notamment après les batailles en Russie, ce qui profita à l'incorporation de force.
Si le Reich est, en effet, à son apogée en août 1942, ces victoires ne se font qu'au prix de lourdes pertes. Hitler accepte donc cette décision en décrétant que tous les incorporés recevront la nationalité allemande.
Ainsi 130 000 hommes, dont environ 100 000 Alsaciens et 30 000 Mosellans, sont forcés d'endosser l'uniforme allemand. Parmi eux, 40 000 ne sont pas revenus et 30 000 ont été blessés ou sont revenus invalides.
La résistance face à l'occupant allemand commence relativement tôt. Dès août 1944, des Alsaciens réfugiés en zone sud se retrouvent et décident de rentrer en Alsace pour résister à l'ennemi de l'intérieur et lui opposer une résistance organisée.
Des réseaux sont créés et leurs membres prennent contact avec l'armée d'armistice, en zone libre, et avec la France libre, à Londres. Ils collectent des renseignements militaires, organisent des filières d'évasion de prisonniers de guerre et de réfractaires, récupèrent des armes, encouragent la population à résister...
La devise du général De Lattre de Tassigny, Ne pas subir!, fut celle de ceux du GMA.
Des réseaux de résistance alsaciens, le plus important fut sans conteste le réseau Martial. Créé à Thann en septembre 1940, il fut mis sur pied par Paul Dungler et Marcel Kiebler. Ce mouvement de la résistance alsacienne fonctionne d'abord sous le nom de 7e colonne d'Alsace (créée le 5 octobre 1940 à l'usine Du Breuil, à Saint-Amarin).
Devant fuir la région à cause de la menace allemande de plus en plus affirmée, Dungler et Kiebler dirigent ce réseau depuis un quartier général clandestin qui se trouve alors près de Lyon, à Couzon-au-Mont-d'Or.
Avec le lieutenant Laurent, détaché par le général Frère, ils créent le comité directeur de la résistance alsacienne. Ce comité réalise la liaison avec les réseaux de Londres et entre en contact avec le réseau CND (Confrérie Notre-Dame) du colonel Rémy.
Homologué par Londres qui lui alloua un crédit mensuel de 2 millions de francs pour l'exécution de sa mission, il comptait de nombreux agents en Alsace et effectuait des missions d'espionnage. Cette organisation de résistance fut l'une des seules à ne jamais être démantelée par l'ennemi grâce à Julien Dungler qui était un officier de renseignements, capable de cloisonner un réseau de manière efficace. C’est notamment le réseau Martial, par la qualité de ses filières d'évasion, qui joua un rôle primordial dans l'évasion, le passage en Suisse puis en zone sud du général Giraud, le 20 avril 1942.
[Le GMA] est issu du réseau Martial créé par des officiers de réserve, les frères Dungler, Paul et Julien, le commandant Georges, Jean Eschbach et surtout Marcel Kiebler qui a été par la suite le chef militaire de la résistance alsacienne.
Aujourd'hui, tous ceux qui sont à l'origine de ce réseau sont morts. Ils avaient déjà trente ou quarante ans en 40 ; nous, on était les plus jeunes. Moi je me suis évadé en janvier 1942, j'avais 17 ans, et j'ai rejoint l'armée française à ce moment là. La résistance a commencé très tôt.
Au début, ils avaient appelé leur réseau la 7e colonne d'Alsace. Ensuite, ils ont pris le nom de réseau Martial (...). Le réseau Martial se trouvait à Lyon avec un comité directeur et il a été soutenu par des officiers et des généraux de l'armée d'armistice. Certains ont passé en Afrique du nord, d'autres sont restés dans la résistance.
L'armée d'armistice prépare en secret la revanche mais l'invasion de la zone libre entraîne, le 27 novembre 1942, la dissolution de l'armée d'armistice.
Le comité, en étudiant les conditions des Alsaciens qui s'étaient évadés et réfugiés en Suisse ou en zone sud, crée trois groupes mobiles d'Alsace :
- Le GMA-sud : composé de 1 500 hommes, il rassemble des Alsaciens-Lorrains se trouvant dans le sud-ouest. En 1944, il devient la brigade d’Alsace Lorraine, commandée par André Malraux, alias le colonel Berger. Elle est intégrée à la 1ère armée française du général De Lattre de Tassigny.
- Le GMA-Vosges : constitué par d’Ornant et Kibler après leur rencontre avec le colonel Grandval, il s’agit à l’origine d’une unité alsacienne et lorraine dans les Vosges, qui dispose d'environ 600 hommes.
- Le GMA-Suisse : il est organisé par le commandant Georges.
D’autres Alsaciens ont rejoint De Gaulle à Londres ou en Afrique du nord, ou encore le général Leclerc dans la 2e division blindée.
(…) Moi j'avais déjà fait presque un an de service militaire dans l'infanterie alpine à Grenoble. Arrive le débarquement en Afrique du nord. Le régiment part dans la montagne avec un bataillon de chasseurs alpins. On avait emmené de l'artillerie, on pensait qu'on allait résister et le gouvernement de Vichy a refusé de combattre les Allemands.
On a dû déposer les armes. Alors on a essayé de se camoufler comme on pouvait parce que les Allemands commençaient à ratisser (...).
C'est en novembre 1943, le 26, que Georges put passer en Suisse et prendre contact avec des éléments suisses et français. Ces divers contacts ont rapidement permis la mise en place des trois équipes clandestines dont nous avons parlées plus haut. Il rejoint la première armée française au col de Roches (Jura) le 21 septembre 1944.
L’Alsace étant une région frontalière de la Suisse, de nombreux réfractaires à l'incorporation de force cherchèrent à passer en territoire helvétique. La grande vague des évasions se situe au début de l'année 1943.
D’abord collectives, ces évasions furent jugées trop dangereuses et les réfractaires qui s'évadaient entreprirent de le faire seul ou en petit groupe. Certains iront même jusqu'à traverser le Rhin à la nage, en se jetant à l'eau à la rive allemande du fleuve pour que le courant les mène jusqu'à la frontière suisse.
Les hommes qui étaient pris par les Allemands alors qu'ils tentaient de fuir encouraient la peine de mort, leur famille était arrêtée puis déportée. Le risque était grand, le cas de conscience douloureux : s'évader ou voir les familles subir de dures représailles et la déportation. Malgré cela, ce ne sont pas moins de 14 000 jeunes qui réussirent à s'évader et à rejoindre les forces françaises combattantes.
En passant en Suisse, on a été interné. On a rejoint d'autres évadés. On était environ 2 000 Alsaciens-Mosellans évadés. Il y avait ceux du sud-ouest aussi qui étaient déjà partis avant.
Dans les camps d'internés, on essayait quand même de prendre contact avec la résistance. Moi j'ai eu l'autorisation, parce que j'avais une cousine qui habitait à Bâle, au mois d'août 1943, de sortir du camp. J'ai été libéré du camp sous condition de m'inscrire à la faculté de droit. Ce que j'ai fait. J'y ai fait deux semestres. (…).
La Suisse, pays neutre, accueillit près de cent mille réfugiés de toutes les nationalités. Les évadés qui avaient réussi à passer en Suisse sont d'abord arrêtés par les soldats de garde à la frontière. Ils sont interrogés par la police puis internés à la prison Lohnhof à Bâle, ou à celle de Porrentruy.
Une fois ces vérifications terminées, ils sont dirigés vers des camps d'internement qui étaient de deux types, selon qu'il s'agissait de simples réfractaires à l'incorporation de force ou de déserteurs de la Wehrmacht, ayant déjà fait du service militaire.
Les premiers avaient des treillis et étaient engagés sur des chantiers divers dont le chef de camp était suisse. Les autres recevaient des tenues kaki de l'armée britannique avec l'écusson tricolore et l'écusson marqué France. Sous les ordres d'officiers suisses, les évadés y étaient entraînés par des officiers et sous-officiers français évadés, par des sports et exercices en vue de la reprise du combat.
En août 1944, on est entré avec Dungler dans le réseau et on a préparé la mise sur pied de ces 2 000 internés. Le 21 septembre 1944, les Suisses acceptent de les libérer et de les rapatrier en France. C'était contraire aux conventions de La Haye qui disent que les hommes appartenant à des puissances belligérantes doivent rester internées jusqu'à la fin des hostilités. Enfin les Suisses étaient contents d'en avoir 2 000 de moins à nourrir et à ce moment là, ils voyaient que les alliés gagnaient la Guerre alors ils préféraient faire un geste.
Alors on nous a emmenés dans la ville du Loc1e, c'est dans les Franches Montagnes (1). Et les GMC (2) de la Première Armée sont venus nous chercher à Ornans (3). On a donc formé deux bataillons de chasseurs alpins, le 1er et le 4ème. Alors les gens qui avaient déjà fait du service militaire, on nous a détaché quelques officiers de la Première Armée (...).
On a eu un système très pratique: tous les jours, à midi, aussitôt qu'on avait mangé, les camions nous menaient au Valdahon (4). Toute l'après-midi, on nous apprenait, dans des ateliers, le matériel américain qu'on [ne] connaissait pas, les nouvelles méthodes de combat, la radio, les armes, la topographie, les transmissions... Enfin, tout ce qui fallait. Le matin, à 5h on se levait ; à 6h les camions nous ramenaient à Ornans. Les gens étaient rassemblés dans les compagnies et les sections et nous, on leur apprenait ce qu'on nous avait appris la veille. C'est comme ça qu'on a formé les gens -parce qu'il y avait beaucoup de jeunes évadés qui n'avaient jamais fait de service (…).
1. Commune suisse du canton de Neuchâtel.
2. Camions produits par General Motors au cours de la Deuxième Guerre mondiale.
3. Commune du département du Doubs.
4. Commune du Doubs, où se tient un camp militaire national inauguré en 1907.
En juin 1944, Georges obtient des autorités suisses le regroupement, dans un camp militaire, des Alsaciens évadés de la Wehrmacht sous l'uniforme de la France libre.
Ils étaient environ 200 hommes. Commandés par le Lieutenant Seither, ils furent soumis à un entraînement physique intensif. Pour joindre à ces hommes les 1 800 autres internés alsaciens et les Mosellans, Georges fit imprimer clandestinement de faux ordres de mobilisation qui leur furent adressés début septembre 1944.
Le GMA-Suisse va redonner vie à deux bataillons de chasseurs: le 1er BCP et le 4e BCP.
L'effectif atteint alors 2 030 hommes. Le général De Lattre de Tassigny les place sous le commandement du commandant Georges. Doté d'un équipement et d'un armement impeccables, le GMA devient très rapidement une unité performante et brûlant du désir de prendre part à la prochaine offensive. Le moral des chasseurs est très élévé.
Le 14 novembre, De Lattre déclenche son attaque vers la trouée de Belfort et la Haute-Alsace. La surprise de l'ennemi est totale. Héricourt et Montbéliard sont libérés le 17 novembre.
À ce moment là, nous étions prêts pour l'offensive. La première armée attaque. Les Allemands ont quand même été surpris parce que De Lattre [de Tassigny] s'était arrangé pour faire tomber entre les mains des Allemands des ordres où il disait que les troupes allaient prendre les quartiers d'hiver, qu'on allait donner des permissions aux gens. Seppois-le-Bas a été libéré. Pas par nous, on était attaché à la 9e division d'infanterie coloniale. C'est le RICM (Régiment d’Infanterie Colonial du Maroc) qui a libéré Seppois. Et nous, on [y est arrivé] quatre jours après. On a fait des nettoyages, des ratissages, on ramassait des prisonniers allemands. ( ... ).
Ensuite, nos deux bataillons ont été reformés en 31e BIC (Bataillon d’Ingénieur de Combat). Nous avons continué jusqu'au Lac de Constance (...)
Le 19 novembre, Seppois-le-Bas est le premier village d'Alsace a être libéré. La première armée française déferle sur les routes et libère Mulhouse le 21 novembre 1944.
Avec la Libération, il a fallu régulariser les statuts des évadés qui avaient rejoins le GMA en répondant à des ordres de mobilisation fictifs.
Le GMA est donc dissout dans le cadre de l'intégration des formations de la Résistance. Les chasseurs sont mis en congé illimité. La plupart d'entre eux vont pourtant gagner le 31e BCP qui, dignement, suivit les traces du GMA. Il va continuer à s'illustrer pendant la campagne d'Allemangne et sera intégré à la 14e DI et placé sous les ordres du Général Salan au sein de la 3e demi-brigade de chasseurs.
La résistance en Alsace (...) a été un mouvement spontané de rejet de l'annexion allemande, monté de toutes les couches de la populition, animé par un amour viscéral dela France et de la Liberté. C'est l'ardent attachement des Alsaciens à leur Patrie qui les a menés sur la voie de la résistance. (...)
Gardons pieuement le souvenir de ces héros obscurs, évadés, réfractaires, résistants, déportés et passeurs qui se sont sacrifiés afin que nous puissions vivre libres.
Jean-Pierre Spenlé, Une page de la résistance en Alsace : les Groupes mobiles d'Alsace, mars 2003