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Le procès de Bordeaux
et ses conséquences

Par Mireille Biret

Publié le 1er octobre 2010

L’incompréhension atteint son paroxysme en 1953 quand le tribunal militaire de Bordeaux, jugeant le massacre des 642 habitants d’Oradour-sur-Glane, a condamné à la prison et aux travaux forcés treize Malgré-Nous alsaciens incorporés dans l’unité SS responsable du massacre. Le procès de Bordeaux et ses suites ont contribué à élargir la méconnaissance des Français sur l’histoire de l’Alsace et, en Alsace, nourri un sentiment d’amertume et d’incompréhension.

Le procès de BordeauxRevenir au début du texte

Presque neuf ans après les faits s’ouvre, en janvier 1953, le procès de Bordeaux. Il est rendu possible par le rajout, en septembre 1948, d’une loi en contradiction avec les règles du droit pénal français, introduisant la notion de responsabilité collective. Ce texte établit en effet le principe de la rétroactivité de la loi et oblige les accusés de démontrer leur innocence.

À Bordeaux, seuls de simples exécutants sont jugés et le tribunal refuse de dissocier le cas des Alsaciens de celui des Allemands.

Ce procès est difficile et controversé : la population limousine réclame un jugement de vengeance, les avocats alsaciens invoquent la contrainte qui a pesé sur les incorporés de force. Au cours du procès, le parlement fut amené à voter en urgence une révision de la loi de 1948.

Le verdict du jugement est rendu le 11 février 1953.

Document INA

Document INA : Le procès de Bordeaux

Date de diffusion : 09/06/2004 - Durée : 02min31s -  Voir page correspondante sur le site INA

À l'occasion de la commémoration des soixante ans du massacre d'Oradour-sur-Glane, le journal télévisé est en direct depuis ce village. Ville martyre. Le 10 juin 1944, il y avait quatorze Alsaciens dans les rangs de la division Das Reich, dont treize incorporés de force dans l'armée allemande. En février 1953, Oradour obtient enfin son procès au tribunal militaire de Bordeaux. Sur le banc des accusés, aucun chef, rien que des exécutants, parmi lesquels et en majorité, les Malgré-Nous alsaciens. Dans un climat passionnel, ces incorporés de force sont condamnés. Puis ils ont été amnistiés. Et là, c'est le Limousin qui clame son indignation. En tout cas, les deux régions sont unanimes pour qualifier ce procès de catastrophique.

 

Le verdict et ses suites

L’adjudant allemand et le volontaire alsacien sont condamnés à mort. Les treize Alsaciens sont condamnés à des peines variant entre six et huit ans de prison ou de travaux forcés. Six Allemands sont condamnés à des peines de dix à douze ans de prison ou de travaux forcés, le septième est acquitté. Il a pu prouver qu’il n’était pas à Oradour le 10 juin 1944 !

Lorsque le verdict fut connu, les passions se déchaînèrent. À Bordeaux, une manifestation de masse fut organisée en mémoire des victimes, mais surtout pour protester contre ce jugement que l’on trouva d’un intolérable laxisme. […]

En Alsace, c’est la consternation. Ce jugement est ressenti comme une insulte, comme une monstrueuse injustice, un lynchage légal. […]

Le monument aux morts de la place de la République, à Strasbourg, se couvre de crêpe noire, les drapeaux sont en berne, les livrets militaires brûlés, les décorations renvoyées, la place de Bordeaux, à Strasbourg, débaptisée.

André Kieffer, L’Ami hebdo, 2005, p. 55

Manifestation à Strasbourg

Manifestation à Strasbourg
Photo anonyme, 15 février 1953
Coll. DNA

Le 15 février 1953, les maires d’Alsace manifestent à Strasbourg contre le verdict de Bordeaux. Le monument aux morts, place de la République (on distingue le palais du Rhin à l'arrière plan), est drapé de noir.

Le mécontentement gagne les populations

Dès que l’amnistie fut connue, elle provoqua évidemment dans tout le Sud-Ouest, une vague de mécontentement explosive bien compréhensible.

Renvoi de la Légion d’Honneur et de la plaque commémorative offerte par le général De Gaulle le 4 mars 1945, interdiction aux représentants gouvernementaux d’assister à des manifestations officielles à Oradour, affichage à l’entrée du village du nom des députés ayant voté l’amnistie, refus de transférer les cendres des victimes dans l’ossuaire, refus de la citation à l’ordre de la Nation.

André Kieffer, L’Ami hebdo, 2005, p. 57

Oradour, souviens-toi

Oradour, souviens-toi
Panneau affiché à l'entrée d'Oradour à l'issue du procès, 1953
Coll. Association des Évadés et Incorporés de force

Le verdict déclenche un tollé d’indignation en Alsace. Le gouvernement est amené à faire voter en urgence une loi d’amnistie le 21 février 1953.

Le massacre d’Oradour perdait sa signification de symbole de l’unité nationale dans la souffrance et le procès montrait que toutes les souffrances de la guerre n’étaient pas conciliables.

Les conséquences du procès de Bordeaux sur la mémoire des Malgré-NousRevenir au début du texte

La cohésion nationale sauve

Il [le procès de Bordeaux] revêtait en fait trois aspects. Il était à la fois une action judiciaire, un phénomène de société et un enjeu politique. […]

[…] [On] peut ainsi regretter que l’incorporation de force ne constituât pas l’élément central du procès. Car au moyen d’un crime de guerre basé sur la conscription au mépris du droit internationale, un autre crime avait été perpétré. […]

L’unité, la cohésion nationale étaient les mots d’ordre qui s’imposaient et dominaient alors l’impulsion à l’action politique. […] Et il fallut passer l’éponge, refermer cette page douloureuse de l’histoire de France. Dès lors, les incorporés de force devaient se faire oublier. Il n’était pas politiquement correct d’évoquer leur tragédie. Il en résulta une frustration, une non-reconnaissance qui maintient en Alsace un sentiment ambiguë, celui d’une honte refoulée.

Jean-Laurent Vonau, Le procès de Bordeaux, les Malgré-Nous et le drame d’Oradour, Éditions du Rhin, 2003, p. 196-200

La mémoire des Malgré-Nous s’avère immédiatement problématique.

Ils souffrent d’un sentiment d’incompréhension qui se transforme en sentiment d’injustice au cours du procès de Bordeaux. Les semaines d’audience ont en effet été le théâtre d’une confrontation entre deux mémoires différentes, celle du Limousin et celle d’Alsace, que la justice ne pouvait pas satisfaire.

Document INA

Document INA : Quelle indemnisation pour les Malgré-Nous ?

Date de diffusion : 20/07/1983 - Durée : 03min20s -  Voir page correspondante sur le site INA

Les anciens Malgré-Nous réclament à l'Allemagne des indemnisations, par l'intermédiaire de Jean Thuet, président de la fédération interdépartementale des anciens de Tambow. Alternance d'images d'archives de guerre et de l'interview de Jean Thuet.

 

Les Malgré-Nous incompris

Quant au troisième enfant des Schneider, ce Robert qui était encore si petit à la communion de Viola, il est incorporé à dix-sept ans dans la Wehrmacht. L’uniforme lui attire les regards haineux de ses compatriotes français.

Quand il veut leur parler, il essaie de leur faire comprendre qu’il est infiniment plus opprimé qu’eux puisqu’on lui fait chausser les bottes de l’oppresseur. Ils ont un sourire d’autant plus entendu qu’ils ne veulent pas entendre. On ne fera pas croire à des Carcassonnais qu’un Alsacien en uniforme allemand puisse être un Français.

Il est également inutile de répondre au matamore qui vous engage à déserter que vous n’avez pas de plus obsédante envie et que vous choisiriez la liberté sur-le-champ si vous ne risquiez d’exposer votre frère à la mort et vos parents à la déportation. Les esprits distingués appelleraient ça un dilemme cornélien, mais comment le matamore comprendrait-il qu’il vous faut plus de courage pour garder l’uniforme abhorré que pour l’arracher de votre peau ?

Jean Egen, Les Tilleuls de Lautenbach, Éditions Stock, 1980, p. 297-298

Les enjeux et les tensions qu’a fait ressurgir cette affaire a contraint la classe politique à prendre le relais de l’action judiciaire afin de garantir l’unité de la nation.

La loi amnistiant les Malgré-Nous a provoqué un conflit durable entre les deux régions, les engageant dans un conflit de concurrence entre les victimes, les opposant pour la reconnaissance, par la nation, de leurs situations exceptionnelles.

Révolte, honte, culpabilité, crainte... les sentiments mêlés d'un ancien incorporé de force

De l’expérience que j’ai vécue pendant la guerre, je suis revenu avec un mélange complexe de révolte, de honte, de culpabilité et de crainte. Le Dr Pierre Karli, ancien président de l’Université Louis-Pasteur, membre de l’Académie des Sciences, a pris le temps de réfléchir à sa guerre. […]

Sentiment de révolte, d’abord, parce que les Allemands nous ont incorporés de force sans fondement juridique. […] La France nous a laissé tomber : la commission d’armistice a fait quelques remarques, mais Vichy n’a rien dit.[…]

Sentiment de honte parce que, quand j’étais gosse, et que j’allais me baigner dans le Rhin à douze ans, je lançais des cailloux vers l’autre rive en criant Sales Boches !. Pour nous c’était l’ennemi héréditaire. Porter l’uniforme de l’ennemi héréditaire, devoir combattre à ses côtés, je l’ai ressenti comme quelque chose de profondément honteux…

Sentiment de culpabilité, aussi. On m’a dit parfois que j’aurais pu refuser, me suicider. Cela m’a travaillé, je me suis posé la question. A 18 ans on n’a pas tellement envie de mourir. Aujourd’hui, je reconnais que je suis heureux d’âtre là. Mais je ne pas, si j’avais été incorporé dans la Waffen SS, si j’avais été à Oradour ce que j’aurais fait. Aurais-je eu le courage, alors, de refuser d’obéir et donc d’accepter d’être fusillé ?

Enfin sentiment de crainte. J’étais fonctionnaire. Et quand j’ai voulu passer le concours d’agrégation en médecine, il y a des gens qui m’ont dit : On ne te prendra pas parce que tu es ancien incorporé de force ! Ca va te nuire ! Finalement, je l’ai passé quand même…

Moi qui suis revenu de Tambow, qui ai fait la guerre, j’ai eu un profond sentiment de culpabilité, confirme le peintre Camille Clauss. Au retour, nous voulions surtout être reconnus comme Français, nous ne cherchions même pas à être appelés incorporés de force. Nous voulions que cela soit oublié.

Les incorporés de force n’avaient pas participé à la victoire, rappelle Alphonse Irjud. Dans les cérémonies patriotiques, il y avait la Brigade Alsace-Lorraine, la 1ère Armée, la 2e Division blindée, bref, les libérateurs. Les incorporés de force, eux, se sentaient réprouvés.

Jacques Fortier, "Les bruyants silences de l'après-guerre", in Les Saisons d'Alsace, n°27, 1939-1945 : la fin du silence, été 2005.

Mémoire déchirée, séparée, douloureuse, sur la défensive... la mémoire des Malgré-Nous a mis du temps à s’exprimer, à être entendue et à être comprise.