Par Mireille Biret
Publié le 1er octobre 2010
En quelques années, nous sommes passés du déni, au devoir de mémoire. Or la notion de mémoire implique une règle morale et l’historien n’a pas à être un moraliste. Son travail de mémoire est surtout un effort de réflexion lucide, intégrant l’émotion à une compréhension des causes et des effets pour dépasser les concurrences et les querelles mémorielles et mener une réflexion pérenne au-delà de l’événement.
Ainsi, ce travail de mémoire est à remettre sans cesse sur le métier car […] les sciences humaines existent bel et bien (ou du moins celles d’entre elles qui méritent vraiment le nom de science) et une physique de l’homme est l’espoir de notre siècle, comme la physique a été celui du XVIIe siècle. Mais l’histoire n’est pas cette science et ne le sera jamais, si elle sait être hardie, elle a des possibilités de renouvellement indéfinies, mais dans une autre direction (Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Points histoire, 1979).
En 1998, le maire de Strasbourg, Roland Ries, conduit une délégation à Oradour où il est accueilli par son maire Raymond Frugier.
Le 10 juin 1944, en deux heures, la division SS Das Reich met fin à l'existence du village d'Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) et à celle de 642 de ses habitants. Parmi les soldats allemands, 13 Alsaciens. Entre Oradour, murée dans sa douleur, et l'Alsace, recroquevillée sur le sentiment d'avoir été injustement accusée, aucun rapprochement n'avait été possible pendant cinquante-quatre ans. La venue du maire de Strasbourg, Roland Ries, le 10 juin, est la première visite officielle d'un élu alsacien depuis la guerre.
S'il ne s'était agi que de pardon, les choses seraient allées vite: les Allemands qui se rendent à Oradour chaque année ne sont pas accueillis par des pierres. Mais l'Alsace considère qu'elle est une victime: sur les 13, un seul s'était engagé volontairement, les autres étant des malgré-nous, incorporés de force par les nazis. C'est pourquoi le maire de Strasbourg refuse toute repentance: «Je me rends là-bas pour partager la douleur des familles qui ont été victimes de ce crime contre l'humanité. Mais je ne peux pas dire que je viens demander pardon, car ce serait accepter la culpabilité de l'Alsace.
Pour tisser des liens entre Strasbourg et Oradour, il a fallu une prudence de diplomate. La première étape est la visite d'un groupe de 12 jeunes Alsaciens à Oradour, à Pâques dernier. Puis le maire d'Oradour, Raymond Frugier, est invité par celui de Strasbourg, le 24 avril. Ries, fils d'un malgré-nous alsacien ayant combattu sur le front russe, et Frugier, qui, enfant, échappa de justesse au massacre, se comprennent. Nous nous sommes parlé de ce que nous avions vécu personnellement, sans trop nous étendre, car nous sommes tous les deux assez pudiques, résume Frugier. Ries, lui, trouve les gestes qui touchent: Le jour de mon départ, il est venu me chercher à l'hôtel pour m'accompagner à l'aéroport, raconte Frugier.
Les deux hommes décident d'abord de se revoir à Oradour le 8 mai, puis la date du 10 juin, jour anniversaire du massacre, est retenue, pour rendre le geste plus éclatant. Mais Ries annonce qu'il viendra en compagnie de malgré-nous, ce qui provoque à Oradour de vives réactions. Quand je suis rentré le soir, des membres de l'Association des familles des martyrs m'attendaient devant ma mairie et voulaient des explications, raconte Frugier. Menacé d'un boycottage de la cérémonie, il doit mettre les choses au point: les malgré-nous peuvent venir à Oradour à titre individuel, mais aucun ne sera invité de manière officielle le 10 juin. Je n'avais pas bien mesuré combien la question restait sensible là-bas, avoue Ries.
La réconciliation est néanmoins en bonne voie, avec des projets communs: J'envisage de participer au mémorial sur la Seconde Guerre mondiale qui sera construit à Oradour l'année prochaine, annonce Ries. Cela montrerait que les Alsaciens ont la volonté de maintenir le souvenir.
Jean-François Mondot, L’Express, 11 juin 1998
En 1999, quatre ans jour pour jour après son discours du Vel d’Hiv, le président de la République, Jacques Chirac, accompagné de Catherine Trautmann, alors ministre de la Culture, et de Roland Ries, le maire de Strasbourg, inaugure le centre de la Mémoire d’Oradour.
Le chef de l'État a tenté d'apaiser les villageois blessés depuis l'amnistie des Malgré-Nous, en 1953
De Gaulle en 1945, Mitterrand en 1994 étaient venus en pèlerins, un 10 juin. Vendredi, pour la première fois, un président de la République française ne s'est pas rendu à Oradour à la date anniversaire du massacre des 642 villageois par la division SS Das Reich en 1944. Jacques Chirac est venu inaugurer le Centre de la mémoire quatre ans jour pour jour après son discours historique du Vél d'Hiv', où il avait reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des juifs. Catherine Trautmann, ministre de la Culture, et son successeur à la mairie de Strasbourg, Roland Ries (PS), l'accompagnaient, pour tenter de réconcilier l'Alsace et le Limousin. Après le procès de Bordeaux en 1953, les Malgré-Nous alsaciens qui avaient participé au massacre avaient été amnistiés, ce qui avait suscité l'indignation en Limousin. […]
[…] Catherine Trautmann et le maire RPR d'Oradour, Raymond Frugier, se sont tendu la main. Je trouve ça bien qu'elle soit là. Elle représente l'Alsace. Il y a des mots qu'on hésite à prononcer, mais on peut appeler ça un pardon. La ministre lui a répondu: J'emploie plutôt le mot de réparation, même si ces crimes ne sont pas réparables. Il en va de la responsabilité de notre génération, c'est d'avoir cette lucidité. Fuir son histoire est une façon de ne pas en sortir.
[…] Il s'agissait de réconcilier définitivement le village martyr avec la nation, en passant par l'Alsace, sans oublier l'Europe. Depuis l'amnistie de 1953, les habitants d'Oradour s'étaient retranchés dans une hostilité blessée à l'égard des représentants nationaux. Ni Pompidou ni Giscard ne s'étaient risqués à leur tendre la main. Jacques Chirac a ouvert les bras très larges: «Parce que le projet européen plonge ses racines dans le refus de la barbarie et de la guerre, des hommes d'Etat visionnaires, au premier rang desquels le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, ont fait le choix de la réconciliation, qui n'est pas celui de l'oubli mais de la mémoire assumée. C'est aussi ce choix de mémoire réconciliée dont témoigne la présence ici d'enfants d'Alsace et d'élus alsaciens à côté d'enfants d'Oradour et d'élus limousins.
Blandine Grosjean, Libération, 17 juillet 1999
Ce texte n'est pas reproductible sans l'accord de Libération.
Le 6 juin 2004, pour la première fois, un chancelier allemand, Gerhard Schröder, participe aux cérémonies de l’anniversaire du débarquement. Dans son discours, il évoque la mémoire des habitants d’Oradour.
Le 10 juin 2004, des élus alsaciens, le maire de Strasbourg et l’archevêque de Strasbourg, Mgr Doré, participent officiellement à la commémoration du massacre d’Oradour dans un esprit de réconciliation. Une cinquantaine de lycéens alsaciens et une délégation de jeunes Allemands sont présents.
La même objectivité des faits oblige à reconnaître qu'il s'ensuivit, sinon toujours une hostilité déclarée, du moins une forme durable d'incompréhension, entre Alsaciens et Limousins, entre Limousins et Alsaciens. Une fois ainsi reconnu ce que j'ai cru devoir pouvoir appeler l'objectivité des faits, on ne peut éviter de se demander quelle attitude adopter ou recommander à leur égard.
Je m'y risquerai pour ma part et je le ferai en adressant ici deux invitations.
Une première invitation : enregistrer deux souffrances. Une chose me frappe dans la situation engendrée par les événements de 1944 et de 1953 que j'ai évoqués : ils ont été sources de grandes blessures et du côté limousin et du côté alsacien. Même si ces blessures ne sont pas du même ordre, je le vois bien de part et d'autre, elles ont ici ou là leur source dans une certaine méfiance, une certaine suspicion.
Méfiance, d'un côté des Limousins vis-à-vis des Alsaciens qui non seulement ont participé au massacre par quelques-uns des leurs mais encore refusant de voir évoquer la part de responsabilité qui en découleraient dès lors pour eux. Et de l'autre côté, méfiance et suspicion corrélative des Alsaciens vis-à-vis des Limousins soupçonnés de ne pas comprendre le drame de l'incorporation de force et de vouloir les assimiler à ceux contre quoi ils ont de fait eux-même le plus lutté. A savoir l'idéologie nazie. Résultat, de chaque côté, une souffrance qui est à respecter.
Et ici viendrait ma deuxième invitation : se reconnaître victime de la même barbarie. La Seconde guerre mondiale nous a montré malheureusement ce que devient l'homme aujourd'hui s'il se trouve placé sous le joug de la barbarie. Il est soudainement déshumanisé. Ainsi y eut-il des victimes de part et d'autre mais de la même barbarie. Les principales victimes furent bien sûr ceux qui eurent à subir de plein fouet les violences de l'occupation et les représailles sauvages. Il faut cependant convenir que beaucoup de ceux qui, fut-ce contre leur gré, se trouvèrent momentanément liés au déploiement de cette barbarie en étaient eux-mêmes victimes paralysés par la peur de perdre la vie. Ils voyaient leur propre humanité cernée par la sauvagerie ambiante et ils étaient en quelque sorte conduits à répercuter sur d'autres la brutalité dont on usait à leur propre égard.
Cela n'excuse pas tout je le vois bien mais cela doit pouvoir aussi être pris en compte. Mais ce n'est pas tout. Il s'impose en effet d'ajouter ici me semble-t-il que les Alsaciens sont très loin d'être réductibles aux quelques malheureux qui furent embarqués dans ce terrible drame d'Oradour.
Discours prononcé à Oradour-sur-Glane, le 10 juin 2004. La Croix
Le 8 mai 2010, à l’occasion du soixante-cinquième anniversaire de la victoire alliée de 1945 à Colmar, le président de la République, Nicolas Sarkozy, est revenu sur le sort des Alsaciens et des Mosellans incorporés de force. Il a par ailleurs rendu hommage à tous ceux qui ont participé à la libération de l’Alsace et de la France, notamment les troupes d’Outre-mer.
C’est la première fois qu’un chef de l’État salue publiquement et officiellement la mémoire des Malgré-Nous d’Alsace et de Moselle, source de malentendus et de méfiance entre les trois départements et le reste de la France.
Cette reconnaissance permettra peut-être de faire comprendre le destin particulier de l’Alsace et de la Moselle entre 1940 et 1945.
Si j'ai choisi l'Alsace, c'est parce qu'au-delà des souffrances qu'elle a partagées avec tous les Français du fait de la guerre et de l'occupation, il y a une souffrance terrible qu'elle est la seule, avec la Moselle, à avoir subie et qui a laissé dans le cœur de chaque alsacien et de chaque Mosellan une profonde et secrète blessure dont la douleur n'est pas éteinte.
Il fallait qu'un Président de la République vint un jour ici pour dire aux Français ce que fut le drame de l'Alsace et de la Moselle.
Les villes furent divisées en sections, cellules et blocs pour être mieux contrôlées. La population fut enrôlée dans les organisations nazies. Les adultes, dans le service du travail du Reich en 1941. L'année suivante vint le tour des plus jeunes de 10 à 18 ans, obligés d'adhérer aux jeunesses hitlériennes. Mais la pire des souffrances fut celle qui a été la plus occultée. Le silence qui s'est fait autour d'elle n'a fait qu'ajouter à la douleur parce que ce silence était comme un soupçon.
À partir de 1942, les Alsaciens et les Mosellans furent enrôlés de force dans l'armée allemande. On leur mit un uniforme qui n'était pas celui du pays vers lequel allaient leur cœur et leur fidélité, on les envoya se battre pour une cause qui n'était pas la leur et qu'ils haïssaient. On les força à agir contre leur patrie, leur serment, leur conscience.
Les menaces de représailles qui pesaient sur leurs familles ne leur laissaient pas le choix. Ce furent des victimes. Des victimes du nazisme. Des victimes du pire régime d'oppression que l'histoire ait connu.
Les victimes d'un véritable crime de guerre.
Je veux dire à tous les Français que le destin tragique de ces hommes fait partie de notre histoire nationale, de notre mémoire collective et que leur douleur mérite la compréhension et le respect. La compréhension et le respect que l'on doit à ceux auxquels nous lie le sentiment profond d'appartenir à une même nation fraternelle qui a partagé tant d'épreuves.
Discours prononcé à l'occasion du 65e anniversaire de la Victoire du 8 mai 1945