Par Mireille Biret et Monique Klipfel
Publié le 13 juillet 2011
En 1871, l’annexion réinscrit brutalement l’Alsace dans l’aire germanique. Affaiblie par le départ d’une partie de sa population (par l’option ou l’émigration), elle est confrontée à une politique d’immigration dont le but est de la fondre dans le Reich allemand en la germanisant.
Retour à Alsace 1870-1914
Années | Population civile |
---|---|
1871 | 1 043 178 |
1875 | 1 034 122 |
1880 | 1 056 213 |
1885 | 1 055 208 |
1890 | 1 063 727 |
1895 | 1 081 093 |
1900 | 1 120 274 |
1905 | 1 163 459 |
1910 | 1 182 229 |
1921 | 1 101 285 |
CRDP d'Alsace. L'Alsace de 1871 à 1914. Dossier Maître n°10, 1982-1983
La croissance de la population est lente, 11,7% entre 1871 et 1910. Cette faible augmentation s’explique par le ralentissement de la natalité et les mouvements migratoires, parmi lesquels celui des optants, qui ne sont pas de simples émigrés mais des personnes ayant fait un choix en conformité avec le traité de Francfort.
En 1871, le taux d’urbanisation est de 35%. En 1910, il est de 51% (44% en France et 61% en Allemagne). Cette croissance urbaine est liée à une politique de construction active dans de nombreuses villes, notamment à Strasbourg, la vitrine du Reichsland. Du point de vue confessionnel, la population alsacienne est composée de 70% de catholiques, 27% de protestants et 2,3% d’israélites.
Dans sa première version, l’article 2 du traité de Francfort stipule que les sujets français originaires des territoires cédés ou domiciliés actuellement sur ce territoire, qui entendront conserver la nationalité française, jouiront jusqu’au 1er octobre 1872 et moyennant une déclaration préalable faite à l’autorité compétente, de la faculté de transmettre leur domicile en France et de s’y fixer, sans que ce droit puisse être altéré par les lois sur le service militaire, auquel cas la qualité de citoyen français leur sera maintenue.
Dans la version définitive du traité la conjonction ou disparaît. Une erreur qualifiée de stupéfiante par Alfred Wahl, car elle est source de confusions en raison de multiples interprétations. Ces dernières vont avoir des conséquences angoissantes pour les Alsaciens tant les statuts juridiques des uns et des autres étaient complexes. L’administration allemande clarifie la situation en mars 1872, ce qui laisse peu de temps aux Alsaciens pour se prononcer.
Une circulaire adressée à l’équivalent des préfets paraît dans Le Courrier du Bas-Rhin le 4 avril 1872. Elle souligne la polémique à propos des Alsaciens non domiciliés en Alsace qui ont l’obligation de faire une déclaration où que l’on habite hors d’Allemagne pour rester français. Les soldats et les marins doivent opter pour être français et la question des épouses ainsi que des mineurs est posée.
Alfred Wahl estime que, finalement, l’Allemagne n’a pas réussi à connaître le nombre d’optants devant les autorités françaises qui ont effectivement émigré. Tous les chiffres indiqués par les générations successives d’historiens sont faux. Les données sont plus fiables pour le nombre d’individus ayant opté en Alsace.
Déterminer le nombre exact des optants est en effet un calcul qui s’avère d’une grande complexité. Les cas de figure sont multiples : Alsaciens résidant déjà avant 1870 hors d’Alsace et qui ont donc émigré, Alsaciens optant pour le Reichsland et revenant opter pour la France et inversement, Alsaciens qui ont fait de multiples déclarations…En tout cas, il n’y a pas eu de départs massifs. Le nombre exact de ceux qui optèrent est discuté (de l’ordre de 130 000 personnes).
Si tu veux livrer définitivement l’Alsace aux Prussiens, alors oui, tu n’as qu’à partir. Ils n’attendent que ça pour s’installer chez nous, vider les tonneaux, tuer nos cochons, manger nos poulets, coucher dans nos lits et transformer le paradis alsacien en Walhalla germanique.
Chaque fois qu’un Alsacien lèvera le pied, un Prussien ramènera son derrière, tu peux en être sûr. Alors il faut rester, Jean-Baptiste, sinon l’Alsace perdra son âme – Si je comprends bien, a dit mon grand-père, pour que l’Alsace conserve une âme française, il faut que les Alsaciens acceptent de devenir allemands ? – En principe, Jean-Baptiste, et sur le papier. En fait et dans leur cœur, ils seront plus Français que jamais. Les Prussiens, il ne faut pas les fuir, il faut leur résister, au lieu de leur dire merde et de prendre le large, il faut rester sur place pour les emmerder. Est-ce que tu m’as compris, Jean-Baptiste ? – Je vous ai compris, a répondu mon grand-père.
Jean Egen. Les tilleuls de Lautenbach. Paris : Stock, 1980, p. 72-73
Dans l'extrait ci-dessus, Jean Egen relate l’un de ses souvenirs d’enfance. Il met en scène le curé de Guebwiller, l’abbé Guerber qui deviendra d’ailleurs député au Reichstag de 1874 à 1898, s’adressant à son grand-père qui veut opter pour la patrie de Cambronne et de Jeanne d’Arc. Ce souvenir corrobore la remarque d’ Alfred Wahl soulignant qu’il y a peu d’optants dans les campagnes. Les optants sont surtout originaires de villes de plus de 4 000 habitants et appartiennent au milieu des ouvriers, des artisans et de la bourgeoisie.
En 1870-1871, Auguste Schneegans est conseiller municipal de Strasbourg et adjoint au maire. Le 8 février 1871, il est élu représentant du Bas-Rhin à l’Assemblée Nationale qui siège à Bordeaux. Il vote contre la paix puis démissionne. Il fait partie de ceux qui ont opté pour la France et s’installe à Lyon où il est rédacteur au Journal de Lyon d’avril 1871 à août 1873. Il retourne ensuite en Alsace, est élu député au Reichstag et fonde en 1875 Le parti autonomiste alsacien.
Les départs se poursuivent sur toute la période et concernent notamment les jeunes gens avant leur seizième année pour éviter de servir dans l’armée allemande. Ces départs ont été une perte de substance qui a gravement affecté l’économie et la vie culturelle jusque dans les années 1890.
Parmi les optants, certains sont restés dans des régions proches, comme le père de Jean Egen qui s’est installé à Audincourt. D’autres ont choisi les Vosges ou encore Paris. Certains ont également rejoint les communautés alsaciennes présentes aux quatre coins de la planète. Cette diaspora est le résultat d’une longue tradition d’émigration.
Trois grandes vagues caractérisent l’émigration alsacienne depuis le XVIIIe siècle : d’abord en direction de l’Europe centrale, puis de l’Amérique du Nord et enfin vers l’Algérie.
Entre 1815 et 1870, environ 45 000 Alsaciens avaient déjà émigré aux Etats-Unis. Après 1870, cette émigration se prolonge jusque vers la fin du XIXe siècle. Parmi ceux qui partent se trouvent beaucoup de jeunes voulant échapper au service militaire, comme le jeune Simon Marrix. Il est né le 23 octobre 1859 à Mertzwiller. Pour échapper au service militaire, il embarque en 1878 à l’âge de 17 ans pour New York. Il change de nom et devient Samuel Marks, puis Sam Marx. En 1884, il épouse Miene Schoenberg (Minnie) née en Basse-Saxe. De leur union naissent cinq fils, qui deviendront les Marxs Brothers. Ces derniers créent leur première pièce à Chicago en 1910.
L’émigration des Alsaciens en Algérie débute dès 1830 et la conquête de l’Algérie. Dans les années 1840, la communauté alsacienne en Algérie représente un effectif d’environ 5 000 personnes. L’émigration connaît un essor après 1871. L’Etat français favorise l’immigration alsacienne en Algérie en offrant des concessions. Sur cette gravure datant de 1874, nous pouvons repérer des Alsaciens encore vêtus de leur costume traditionnel.
En 1875, ils étaient déjà 40 000 à s’être installés en Alsace ! Ils viennent attirés par la propagande du gouvernement de Berlin, mais aussi par l’image très positive qu’ils se font de l’Alsace : une terre riche et fertile où règne l’opulence, un nouvel Eldorado où il y a des places à prendre, des carrières à faire… Aux premiers arrivants, essentiellement des militaires, des employés et des fonctionnaires qui investissent tous les postes politiques et administratifs, se mêlent des éléments peu recommandables, vagabonds, marginaux, des hommes aux manières frustes et au parler guttural. C’est avec cette avant-garde, consciente de son bon droit et, en ce qui concerne les chefs, imbus d’un esprit de caste, que les Alsaciens eurent les premiers contacts. Ces rapports furent souvent rugueux !
François Uberfill, « L’Alsace, Eldorado des Schwowe ». In Saisons d’Alsace, septembre 2010
Le départ des Alsaciens est compensé par une importante immigration allemande (1/6e de la population en 1910), traduisant une volonté de germanisation (volonté d’imposer la civilisation et le caractère allemands) du Reichsland.
Fernand L’Huillier désigne les immigrés allemands de hergeloffeni (immigré au sens péjoratif, équivalent des carpet beggars américains) alors que François Uberfill parle de Schwowe (celui qui vient de Souabe, équivalent alsacien de boches, mais en moins péjoratif).
La population allemande en Alsace
Carte K. Chenel-Dietrich, 2007
Coll. CRESAT
Si les Prussiens sont majoritaires, ils ne sont pas tous originaires du Brandebourg, la Prusse ayant acquis des territoires rhénans. À noter également l’importance des Badois et des Wurtembergeois, qui s’explique par leur proximité avec l’Alsace.
Le Haut-Rhin a fixé moins d’immigrés que le Bas-Rhin (7,5% de la population totale en 1905 pour le Haut-Rhin contre 13% pour le Bas-Rhin). Les immigrés allemands se sont surtout installés en milieu urbain. Leur présence en milieu rural ne dépasse jamais 3% de la population totale.
La comparaison des trois cartes montre que Strasbourg est le point de fixation principal de cette immigration. Leur présence est également importante à Mulhouse et à Colmar, ainsi que dans les villes de garnison comme Saverne ou Sélestat. La plus forte présence des immigrés dans les cantons de Molsheim en 1905 puis de Sélestat en 1910 montre que les Allemands tendent à quitter les villes dans le Bas-Rhin pour s’installer dans les petites villes et les villages, ce qui traduit à la fois une diversification professionnelle des migrants et leur plus grande intégration. En revanche, dans le Haut-Rhin, les Allemands restent concentrés dans les villes en tant que militaires ou fonctionnaires.