Par Mireille Biret et Monique Klipfel
Publié le 26 mars 2012
La réserve de Berlin s’exprime par la lenteur de la mise en place des institutions (Oberpräsident (1871), Statthalter et administration transférée à Strasbourg (1879), fin du paragraphe de la dictature (1902), loi constitutionnelle (Verfassungsgesetz, 1911)...) et les crises successives (question des optants (1872), discours du glacis (1874), affaire Schnœbelé (ou Schnaebelé, 1887)...).
En janvier 1886, le général Boulanger est nommé ministre de la guerre. Il demande à tous les commissaires le long de la frontière de l’Est de rester en contact avec les espions français séjournant en Alsace-Lorraine.
Guillaume Schnaebele (d’origine alsacienne) est le commissaire de police de Pagny-sur-Moselle. De l’autre côté de la frontière, à Ars-sur-Moselle, son homologue allemand s’appelle Gautsch (il est aussi d’origine alsacienne).
Le 20 avril 1887, Schnaebele se rend à un rendez-vous fixé par Gautsch à la frontière. Le prétexte est un poteau frontière renversé pour lequel Gautsch veut dresser un procès verbal. En réalité, il s’agit d’un guet-apens. Des policiers allemands arrêtent Schnaebele, qui est emprisonné à Metz pour espionnage.
L’affaire provoque une vive émotion en France. Le général Boulanger veut adresser un ultimatum à l’Allemagne. Flourens, le ministre des affaires étrangères, est d’avis de demander d’abord des explications à l’Allemagne. Bismarck, en proie à des difficultés politiques, le Reichstag refusant de voter son budget militaire, décide de réduire l’affaire à son plan juridique (Schnaebele a été arrêté sur sol français). Le 29 avril Schnaebele est libéré.
Ce n’est que par la suite que les membres du gouvernement français auront connaissance des réseaux d’espionnage mis en place par Boulanger.
Pour avoir refusé de voter une loi de programmation militaire de sept ans, Bismarck dissout le Reichstag. Aux élections de février 1887, l’Alsace réélit tous les députés sortants qui avaient rejeté la loi. Interprété comme une manifestation de sympathie française (Hohenlohe), la réaction de Berlin est brutale (dissolution des Sociétés cultivant le particularisme, expulsion de députés protestataires…) et renforce la méfiance de Bismarck à l’égard de la France et du Reichsland et conduit à la crise des passeports.
Dorénavant, les personnes se rendant en Alsace-Lorraine sont soumise aux prescriptions suivantes :
1° Tout étranger franchissant la frontière franco-allemande devra être muni d’un passeport visé par l’ambassade d’Allemagne à Paris. Ce visa est délivré sans difficulté aux étrangers autres que Français tandis que les Français ne l’obtiennent que fort rarement et seulement après une longue enquête ;
2° Les Français désirant faire un séjour en Alsace-Lorraine devront être munis d’un passeport, quelle que soit la frontière par laquelle ils pénètrent dans le pays. Le passeport leur donnera droit à un séjour de huit semaines ;
3° Les militaires français et les émigrés alsaciens français devront produire non seulement leur passeport, mais encore une autorisation spéciale du Kreisdirecteur ou du directeur de police, pour pouvoir séjourner en Alsace-Lorraine.
ECCARD Frédéric. L’Alsace sous la domination allemande. Paris : Armand Colin, 1919, p. 142-143.
Dorénavant, pour se rendre en Alsace, les Français doivent se munir de passeports délivrés au compte goutte par l’Ambassade d’Allemagne à Paris. Relations familiales (70% des familles ont été touchées) et commerciales deviennent difficiles et mécontentent les populations.
L’objectif est de limiter l’influence protestataire tout en remplaçant les administrateurs par de véritables Prussiens. Avec la disparition des leaders protestataires, la crise s’atténue et on parlera de la paix des cimetières.
Soirée au profit du monument de Wissembourg
Affiche Grande soirée de gala, 1909
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 703093)
En 1909, à l’initiative d’Auguste Spinner, une souscription pour ériger un monument à la mémoire des soldats morts pour la France est lancée.
Ce monument est inauguré le 17 octobre 1909, où la Marseillaise est entonnée en présence des représentants de l’armée allemande. Cette manifestation est vivement reprise par la presse de l’époque.
L’essor du Souvenir Français n’est pas sans inquiéter les autorités allemandes. En janvier 1913, l’association est d’ailleurs dissoute et, dès le début de la guerre, ses membres sont déportés à l’intérieur de l’Allemagne.
En mai 1912, suite à une campagne menée dans la presse allemande, orchestrée principalement par les industriels de la Ruhr, contre le directeur de la SACM (Société Alsacienne de Constructions Mécaniques) accusé de francophilie, ce dernier doit renoncer à son poste sous peine de voir annuler toutes les commandes de l’État.
C'est l'affaire Graffenstaden, au printemps de 1912, qui donne le départ à une campagne des plus vives. Les milieux nationalistes allemands, suivis par les autorités, font pression sur les dirigeants d'une usine de locomotives installée dans la banlieue de Strasbourg et travaillant surtout pour les chemins de fer allemands. Une partie du capital de la Société alsacienne de constructions mécaniques est restée en mains françaises et le directeur passe pour être francophile.
L'affaire provoque de sérieux remous en Alsace-Lorraine, mais pour éviter de réduire au chômage ses 2 000 ouvriers, le directeur démissionne. Les pangermanistes triomphent, les Alsaciens-Lorrains s'inquiètent et les grands journaux parisiens ne manquent pas de relever cette lutte entreprise par les Allemands contre une grande industrie alsacienne accusée d'être francophile, en rappelant que des représailles françaises sont possibles contre l'invasion de l'hexagone par les industriels d'outre-Rhin
POIDEVIN R. Les relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914.
Paris : Armand Colin, 1969.
Saverne, la dernière page de l'histoire d'Alsace
Ill. Hansi, 1914
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 671481)
Le dessin de Hansi a été publié en 1914. Il représente le sous-lieutenant von Forstner qui vient d’acheter des chocolats dont il est friand, et qui arpente la Grand’Rue de Saverne avec son escorte armée entre deux haies d’habitants. Ils sont hilares et moqueurs lorsqu’il s’agit d’Alsaciens et servilement respectueux de l’autorité militaire lorsqu’il s’agit d’Allemands. Des enfants encadrent l’escorte et se moquent de Von Forstner. L’un d’eux défile avec une pancarte qui porte Prix fixe de 13 mark (la somme promise par Fortsner ).
Trois soldats allemands à la mine renfrognée n’apprécient pas les moqueries alors que les deux autres (sûrement des Alsaciens) affichent une mine réjouie et semblent fiers de défiler. Les Allemands sont représentés en touristes, l’un des thèmes favoris de Hansi suggérant qu’ils ne sont que de passage, et portent souvent des lunettes car selon le dessinateur, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Une allusion est également faite à la germanisation avec le mot pharmacie à moitié effacé, remplacé par le mot Apotheke. Toute la population est présente (vieux, jeunes, hommes, femmes, classes aisées, populaires…) Hansi cherche à montrer une population savernoise unanimement opposée à la présence allemande.
L’idée d’une constitution était dans l’air depuis de nombreuses années. Un projet de constitution – mais un seul- a été étudié pendant la mandat d’Edwin von Manteuffel ( 1879-1185), Statthalter pourtant ouvert à la culture française. Mais il n’a pu aboutir en raison du poids des protestataires. Avec la perte d’influence de ces derniers et l’arrivée de nouvelles personnalités, comme l’abbé Wetterlé ou Jacques Preiss, plusieurs projets prennent forme.
Le Reichsland compte des partisans parmi les Allemands. Professeur d’économie politique et de finances publiques, Werner Wittich se lie d’amitié avec Charles Spindler et participe au lancement de la Revue Alsacienne Illustrée. En 1900, dans son essai Deutsche und Französiche Kultur im Elsass, il lance le débat de la double culture de l’Alsace qui suscite de vives réactions des autorités allemandes. En 1911, il épouse une Alsacienne. En 1917, il tente de persuader les autorités allemandes d’adoucir le régime militaire en Alsace. Grâce à ses amitiés alsaciennes, il est autorisé à rester en Alsace après la guerre.
[...] Il est impossible de maintenir à la longue soit cette tutelle exercée par les organes du pouvoir impérial, soit cette privation d’une représentation au conseil suprême de l’Empire… L’État conquérant ne ferait qu’agir dans son propre intérêt, s’il se rendait au désir de la population et si, se conformant sur ce point à de bons précédents, il considérait l’autonomie non comme une récompense de la conversion au germanisme, mais comme un moyen de ranimer l’intérêt politique et le sentiment de la responsabilité parmi les populations d’Alsace, par conséquent aussi comme un moyen de ranimer finalement chez elles le patriotisme allemand.
C’est un sentiment de piété tout à fait moderne et inconnu du passé qui anime les Alsaciens. On ne saurait le comparer qu’à l’amour de l’enfant envers ses parents. Il constitue le principal obstacle à l’éclosion du patriotisme allemand. C’est seulement au cours d’une ère de relations pacifiques avec la France qu’il peut s’atténuer pour être finalement remplacé par des sentiments plus forts issus des intérêts de temps présent…
WITTICH Werner, « Culture allemande et culture française en Alsace »,
Revue alsacienne illustrée, Strasbourg, t.II, 1900
Le Statthalter von Wedel (1907-1914) s’adresse directement à l’empereur en février 1908, réclamant pour l’Alsace plus d’autonomie. Malheureusement, il ne sera pas entendu car les manifestations de Wissembourg vont entraîner un raidissement du chancelier Bethmann-Hollweg, qui craint toute résurgence pro-française.
Finalement, la demande de l’autonomie fut prise en considération par le Reichstag le 15 mars 1910 et la loi est promulguée le 31 mai 1911.
Nous Guillaume, par la grâce de Dieu empereur d’Allemagne…ordonnons, après l’agrément du Conseil fédéral et de l’Assemblée d’Empire, ce qui suit :
Article 1. Dans la Constitution d’Empire est introduit comme art.6 a la prescription suivante : L’Alsace-Lorraine détient trois voix au Conseil fédéral…Les voix alsaciennes ne seront pas comptées si la voix du Président ne pouvait obtenir la majorité que par elles…De même pour une rédaction de décisions apportant des changements à la constitution. L’Alsace-Lorraine vaut comme État fédéral…
Article 2. L’Alsace-Lorraine reçoit la constitution suivante :
1. Le pouvoir d’État en Alsace-Lorraine est exercé par l’empereur
2. À la tête du gouvernement de pays il y a un lieutenant, nommé et révoqué par l’empereur sous le contre-seing du chancelier d’Empire. Le lieutenant a notamment les attributions et obligations qui, avant l’entrée en vigueur de la loi...du 4 juillet 1879, avaient été déléguées au chancelier d’Empire pour les affaires d’Alsace-Lorraine. Il a le droit de recourir, pour des buts de police aux troupes stationnées en Alsace-Lorraine… Le lieutenant réside à Strasbourg.
4. Le lieutenant sera représenté, dans la mesure où il ne s’agira pas d’exercer des compétences de souveraineté, par le secrétaire d’Etat…
5. Les lois pour le pays d’Alsace-Lorraine seront émises par l’empereur avec approbation de la Diète composée de deux Chambres.
11. Il appartient à l’empereur de convoquer les chambres, d’ouvrir leur session, de les ajourner, de clore leur session et de les dissoudre…
14. Les membres de la Diète prêtent, dès leur entrée dans la Chambre, serment d’obéissance à la constitution et de fidélité à l’empereur…
15. Les délibérations de la Diète sont publiques. La langue des affaires est l’allemand..
16. Dans le domaine de la législation de pays, chacune des chambres a le droit, à côté de l’empereur , de proposer des lois…
23. L’Empereur peut, pendant que la Diète n’est pas réunie, publier des ordonnances ayant force de loi, si le maintien de la sûreté publique ou la suppression d’une calamité extraordinaire l’exige impérieusement…
26. La langue officielle employée par les autorités et les corporations publiques, de même que la langue d’enseignement dans les écoles, est la langue allemande. Dans les parties du pays dont la population parle en majorité le français, des exceptions en faveur de l’emploi du français peuvent être admises, en vertu de la loi sur la langue officielle du 31 mars 1872… De même, le lieutenant peut continuer à permettre l’emploi du français comme langue d’enseignement là où elle en existait l’usage…conformément à la loi sur l’enseignement du 12 février 1873.
Au moment du vote de la constitution, seuls quatre députés alsaciens sur quinze se prononcent en sa faveur. La déception est grande, ce qui se reçent dans la vindicte de Wetterlé, on nous a roulés ! L’empereur conserve en effet sa pleine souveraineté en Alsace-Lorraine (art.2), le lieutenant (Statthalter) se voit déléguer les pouvoirs du chancelier (art.2) et il ne peut recourir à la force. Il n’est nulle part question d’une quelconque responsabilité devant les deux Chambres. Ces dernières forment la Diète. Dans l’une siègent (art.6) des notables (autorités ecclésiastiques, représentants des grandes villes…) et des membres désignés par l’empereur pour faire contrepoids à l’autre chambre, composée de membres élus au suffrage universel mais qui devront justifier d’un lieu de résidence prolongé.
Tous les députés prêtent serment de fidélité à l’empereur. La déception, voire le dépit, est exprimée également par l’empereur lors de son passage à Strasbourg.
On aurait pu croire que le premier souci du nouveau Parlement d’Alsace-Lorraine aurait été de travailler pour améliorer l’autonomie de la province mais l’opinion publique est accaparée par les incidents comme ceux de Graffenstaden ou de Saverne. Von Wedel présente finalement sa démission et plus aucun Alsacien ne fait désormais partie du gouvernement régional. S’ajoute la tension internationale. Quand la guerre éclate, 250 000 Alsaciens sont enrôlés dans les troupes allemandes et beaucoup se retrouvent sur le front russe, car on ne leur fait toujours pas confiance.
La menace de guerre conduit l’Allemagne à décréter, dès le 31 juillet 1914, l’état de danger de guerre. L’Alsace-Lorraine est dès lors soumise à un régime de dictature militaire :
- Les libertés sont supprimées
- les réunions publiques sont interdites
- les journaux sont censurés : les quotidiens francophones ou francophiles sont supprimés et remplacés par des organes pro-allemands
- l’administration civile est soumise aux autorités militaires
- la police peut arrêter toute personne sans justification
- près de 5 000 personnes suspectes de sympathie française sont arrêtées et déportées
- toute activité jugée anti-allemande (Deutschfeindlichkeit) est sévèrement réprimée...
De lourdes suspicions quant à la fiabilité de sa population pèsent donc sur l’Alsace-Lorraine à la veille de la guerre et mettent en cause l’octroi de la Constitution de 1911.