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Une mosaïque aux composantes et combinaisons multiples

Par Mireille Biret et Monique Klipfel

Publié le 13 juillet 2011

L’Alsace est-elle allemande ou française ?Revenir au début du texte

Dans cette lettre datée du 27 octobre 1870, l’historien français Fustel de Coulanges répond à son confrère allemand Theodor Mommsen. À cette date, la France a déjà été battue à Sedan (2 septembre) mais, bien que la guerre ne soit pas terminée, l’Allemagne veut intégrer l’Alsace au futur Reich allemand au nom de l’unification des peuples germaniques (pangermanisme).

Ce n’est ni la race ni la langue qui font la nationalité

Vous croyez avoir prouvé que l’Alsace est de nationalité allemande parce que sa population est de race germanique et parce que son langage est l’allemand. Mais je m’étonne qu’un historien comme vous affecte d’ignorer que ce n’est ni la race ni la langue qui font la nationalité.

Ce n’est pas la race : jetez en effet les yeux sur l’Europe et vous verrez bien que les peuples ne sont presque jamais constitués d’après leur origine primitive. Les convenances géographiques, les intérêts politiques ou commerciaux sont ce qui a groupé les populations et fondé les Etats. Chaque nation s’est ainsi peu à peu formée, chaque patrie s’est dessinée sans qu’on se soit préoccupé de ces raisons ethnographiques que vous voudriez mettre à la mode. Si les nations correspondaient aux races, la Belgique serait à la France, le Portugal à l’Espagne, la Hollande à la Prusse ; en revanche l’Ecosse se détacherait de l’Angleterre, à laquelle elle est si étroitement liée depuis un siècle et demi, la Russie et l’Autriche se diviseraient chacune en trois ou quatre tronçons[…]

La langue n’est pas non plus le signe caractéristique de la nationalité. On parle cinq langues en France, et pourtant personne ne s’avise de douter de notre unité nationale. On parle trois langues en Suisse : la Suisse en est-elle moins une seule nation, et direz-vous qu’elle manque de patriotisme ? […] Vous vous targuez de ce qu’on parle allemand à Strasbourg ; en est-il moins vrai que c’est à Strasbourg que l’on a chanté pour la première fois la Marseillaise ?

Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie. Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble, travailler ensemble, combattre ensemble, vivre et mourir les uns pour les autres. La patrie, c’est ce qu’on aime. Il se peut que l’Alsace soit allemande par la race et par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. Et savez-vous ce qui l’a rendue française ? Ce n’est pas Louis XIV, c’est notre révolution de 1789. Depuis ce moment, l’Alsace a suivi toutes nos destinées ; elle a vécu notre vie. Tout ce que nous pensions, elle le pensait ; tout ce que nous sentions, elle le sentait.

Elle a partagé nos victoires et nos revers, notre gloire et nos fautes, toutes nos joies et nos douleurs. Elle n’a rien eu en commun avec vous. La patrie, pour elle, c’est la France. L’étranger, pour elle, c’est l’Allemagne.

Fustel de Coulanges. L’Alsace est-elle allemande ou française ? Réponse à T. Mommsen.
In La Revue des deux mondes, octobre 1870
Voir le texte intégral sur le site de la bibliothèque électronique de Lisieux

Fustel de Coulanges, le Français, et Mommsen, l’Allemand, incarnent deux thèses opposées quant à l’appartenance nationale des peuples :

L’affrontement de ces deux thèses s’inscrit dans le contexte de la montée des nationalismes en Europe et soulève la problématique des régions frontalières. Dans son ouvrage sur Les mots de la géographie, Roger Brunet définit quant à lui la frontière comme une limite, une interface privilégiée entre deux systèmes différents, où fonctionnent les effets de synapses (ruptures, passages, relais).

Quelle identité pour l’Alsace ?Revenir au début du texte

La langue : nœud de toutes les oppositions

Une enfance étrangement divisée

Son enfance (celle de l’auteur) va être on ne peut plus alsacienne, je veux dire étrangement divisée. Dès l’âge de sept ans, il mène une triple vie. Son père prononce Joseph (en français). Son maître prononce Yösef (en allemand). Sa mère et ses copains disent Seppala ou Seppi (en dialecte).

Jean Egen. Les tilleuls de Lautenbach. Paris : Stock, 1980

Ce souvenir de Jean Egen correspond à une réalité : le français reste utilisé surtout chez les élites, l'allemand est indispensable dans les milieux commerciaux et l’alsacien est parlé dans tous les milieux modestes, ruraux, ouvriers, artisans. L’enseignement du français donne lieu à des débats mouvementés au Landesauschuss.

Le loup allemand et le chaperon rouge d'Alsace

Le loup allemand et le chaperon rouge d'Alsace
auteur inconnu, s.d.
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 670813)

La motion présentée en 1875 par François Zorn de Bulach ne rencontre pas et de loin l’unanimité car il y a des partisans de la germanisation à outrance car les classes populaires n’auraient pas le niveau intellectuel suffisant pour assimiler les deux langues. Les patrons protestent car ils ne trouvent pas suffisamment d’employés bilingues.

Les autorités allemandes cherchent à germaniser les Alsaciens pour mieux les intégrer dans l’espace cultural allemand. En témoinge cette caricature, sous laquelle on peut lire : Donne-moi ta langue française ou je te dévore. Cette politique de germanisation s’étend à toute une série de domaines, de l’état civil aux inscriptions publicitaires en passant par le nom des rues, le nom des communes et les enseignes.

Attitude face à l'entreprise de germanisation

[…] Avec sa ténacité et son merveilleux esprit de discipline, l’Allemagne n’a cessé, depuis 1871, de travailler à réveiller chez les Alsaciens le patriotisme allemand. À ses yeux, les aspirations profondes de ce peuple qui parle une langue germanique ne peuvent être que germaniques ; elles sommeillent ou plutôt disparaissent sous les couches superficielles d’habitudes et de façons de sentir et de penser que la domination française a apportées et laissées après elle. […] La question d’Alsace, c’est de savoir si l’Alsace est devenue allemande, si l’Alsacien regarde l’Allemagne comme sa patrie. Quels sont les résultats de la germanisation après trente-neuf ans d’efforts ? Quel est au point de vue politique et intellectuel l’état de l’Alsace ? Il y a donc une question d’Alsace. […] Elle est fort délicate et d’une complexité qui déconcerte. […]

Les Allemands vont répétant que la germanisation de l’Alsace est un fait accompli. Ils se plaisent à considérer cette province comme un pays foncièrement allemand, et cependant ils lui refusent le traitement des autres États allemands, c’est-à-dire son existence propre. Ils la maintiennent dans un régime d’exception. […]

Sans doute, les enseignes de Strasbourg et des autres villes alsaciennes sont exclusivement en allemand ; la population rurale et ouvrière, les petits commerçants usent couramment de la langue allemande ; les enfants fréquentent les écoles, les gymnases, les universités allemands ; les conscrits alsaciens font leur service militaire dans l’armée de l’empire, et le nombre des insoumis qui émigrent en France diminue chaque année. Tout semble donc aller pour le mieux, aux regards de l’Allemagne, dans la plus germanique des Alsaces. Comment concilier pourtant certaines manifestations du sentiment alsacien, qui ne sont pas précisément allemandes avec la belle confiance qu’on affecte à son égard ? […]

C’est l’attitude de la Délégation d’Alsace-Lorraine (Landesausschuss), qui se prononce pour la motion Kubler, demandant que l’enseignement du français soit obligatoire dans toutes les écoles primaires. C’est l’adoption, par la commission de la Délégation, d’un ordre du jour de M. Blumenthal invitant le gouvernement à satisfaire par tous les moyens possibles le besoin d’apprendre le français. De même l’affaire Gneisse-Wetterlé a permis de mesurer combien les Alsaciens étaient réfractaires aux idées féodales du fonctionnarisme prussien. […]

Joseph Galtier. Journal Le Temps, 11/08/1909

La politique de germanisation se heurte à des résistances. Le dialecte et le français tendent à devenir un moyen d’opposition. Le thème de l’introduction du français dans le programme de l’école primaire occupe une large place au Landesausschuss de 1875 à 1911. Les incidents se multiplient à l’exemple de l’affaire Gneisse, ce proviseur de Colmar qui veut imposer de façon militaire l’apprentissage de la langue allemande dans son établissement. Maladroit ce personnage emploie le terme de Verwelschung terme jugé insultant pour les Alsaciens. En 1909, il publie un article sur la nécessité de germaniser des Alsaciens peu sûrs, susceptibles de servir d’indicateurs pour l’ennemi. Le caricaturiste Hansi réplique à cet article par une série de dessins. Ces dessins jugés insultants lui ont valu un procès et pour les avoir publiés, Émile Wetterlé est condamné à deux mois de prison.

Identité régionale et vie littéraire et artistique

La vie littéraire n’échappe pas aux questions culturelle et politique qui se posent à l’Alsace. Elle est marquée par trois grandes tendances : le choix de la culture allemande, le réveil du dialecte et des mouvements prônant la double culture.

La littérature d’expression allemande est renouvelée par l’immigration des Vieux Allemands. Le cercle littéraire l’Alsabund, créé en 1893, est le centre d’une vie littéraire germanophone. Sa revue Erwinia diffuse une littérature de la Heimat et valorise la culture villageoise. Au tournant du siècle, la libéralisation du Reichsland encourage l’expression de courants intellectuels et culturels qui cherchent à modeler une identité alsacienne capable de jouer un nouveau rôle politique et culturel.

L’affirmation de cette identité alsacienne s’inscrit dans deux tendances. La première s’appuie sur le dialecte et est centrée sur la création d’un théâtre alsacien, sur La Revue alsacienne illustrée fondée en 1899 par Charles Spindler et sur le musée alsacien de Strasbourg, inauguré en 1907. La seconde, encouragée par un article du professeur d’université allemand, Werner Wittich, sur la culture allemande et française en Alsace, explore la possibilité de promouvoir une culture mixte.

Henri Lichtenberger parlant de Werner Wittich

Nulle trace, chez lui, de ce déplaisant orgueil germanique qui voit dans les Alsaciens attachés aux traditions françaises des frères égarés qu'il faut faire rentrer le plus vite possible, de gré ou de force, au bercail allemand. Nul mépris pour cette culture mixte qui a été jusqu'au moment de l'annexion la culture de l'Alsace et qui le restera encore, dit-il, pendant un temps illimité. Il regarde comme parfaitement légitime que l'Alsacien conserve, à l'égard de la France à qui il doit tant, un sentiment comparable à celui de la piété filiale. Il ne lui garde pas rancune de cette fidélité à ses traditions, de ce particularisme tenace qui refuse de se fondre dans la communauté germanique.

Werner Wittich. Civilisation et patriotisme en Alsace. Strasbourg : Édition de la Revue alsacienne illustrée, 1909

Le groupe Das jüngste Elsass est composé de jeunes Alsaciens et de jeunes immigrés allemands parmi lesquels René Schickelé, Ernst Stadler ou encore Otto Flake. En 1902, le groupe lance une revue littéraire Der Stürmer, qui disparaît la même année. Dans cet extrait, Otto Flake exprime l’ambition du groupe, promouvoir la renaissance d’une littérature alsacienne en langue allemande. Ce courant accepte l’annexion tout en étant partisan de l’autonomie et de la démocratisation. Il revendique une double culture (geistiges Elsässertum) avec une ouverture sur les courants nouveaux à la fois allemands et français.