Par Mireille Biret et Monique Klipfel
Publié le 1er juin 2011
Restée sous le contrôle étroit du Kaiser, malgré l’octroi d’une constitution en 1911, la vie politique alsacienne est marquée par deux attitudes. Les Alsaciens nés dans les années 1840 font de la protestation un des traits dominants de la personnalité politique régionale. Ceux nés dans les années 1860 et 1870, scolarisés à l’école allemande, se tournent vers l’autonomisme.
Les Alsaciens, à la différence des habitants de la Savoie et de Nice, n’ont pas eu droit à un plébiscite. Bismarck y était fermement opposé. Elu député de Strasbourg au Reichstag en 1893, Auguste Bebel continue à qualifier l’annexion de crime contre le droit des peuples.
Après la Protestation solennelle de Bordeaux, le refus de l’intégration au Reich marque la vie politique alsacienne jusqu’en 1890 (renvoi de Bismarck).
En 1874, après trois ans de tutelle, Bismarck autorise l’élection de 15 députés alsaciens lorrains au Reichstag. 78% des suffrages exprimés sont protestataires.
Le 18 février 1874, Édouard Teutsch (député élu à Saverne) présente au Reichstag une motion qui réitère la Protestation de Bordeaux.
Le Parlement a rejeté la proposition de Mr Teutsch tendant à consulter les Alsaciens–Lorrains sur l’annexion du territoire. Les Polonais, les démocrates-socialistes, M. Kryger (Danois), MM Sonnenmann et Ewald (particularistes) ont seuls voté pour la proposition ! L’évêque Raess a expressément reconnu, au nom des catholiques alsaciens, le traité de Francfort (vifs applaudissements).
Courrier du Bas-Rhin
Cet extrait du Courrier du Bas-Rhin relate l’échec de Teutsch. Les positions des uns et des autres se nuancent et toutes ne sont pas aussi radicales que celle du député de Saverne. Mgr Raess est favorable à une protestation de principe tout en acceptant l’annexion. D’autres, comme Auguste Schneegans se positionnent en faveur d’un gouvernement autonome dans le cadre de l’Empire. Dès 1875, ce dernier crée le Parti autonomiste alsacien.
Si tous contestent l’annexion et le paragraphe de la dictature, une grande variété de positions, nées d’intérêts différents, caractérisent le courant protestataire. Certains se veulent pragmatiques comme Frédéric Hartmann, industriel, qui au moment même où il signe la Protestation de Bordeaux prend des contacts avec les autorités allemandes. Les catholiques appréhendent la perte de leurs privilèges. La lutte menée par Bismarck contre l’Église catholique dans le cadre du Kulturkampf et la montée en puissance des protestants avec l’arrivée des immigrés incitent le clergé à appeler à voter pour des candidats protestataires. Par ailleurs, les convictions politiques sont multiples : républicains favorables à une école interconfessionnelle, orléanistes, bonapartistes, quoique déconsidérés par la défaite…
Le courant autonomiste s’affirme et aux élections législatives de 1877 les autonomistes remportent 5 sièges en Basse-Alsace.
Décidément cette coiffure ne me va pas !
Caricature , v. 1918
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 670820)
La protestation a également pris d’autres formes...
Les femmes alsaciennes arborent la cocarde vert–blanc–rouge de leurs consœurs italiennes et saluent les nouvelles venues allemandes en français. Dans les Winstub et les casinos, qui sont les lieux de rassemblement des messieurs, un peu comme des clubs, Alsaciens et Allemands ne se mêlent pas. Les hommes se rendant sans leurs épouses aux manifestations officielles. Le maire de Strasbourg, Kuss, est enterré avec tous les emblèmes français. En 1883, lorsque l’emploi exclusif de l’allemand est imposé, la séance au Landesauschuss fait scandale, Zorn de Bulach y prend place avec un dictionnaire à la main et Charles Grad s’y exprime en alsacien…
De son côté, la presse satirique diffuse d’innombrables dessins de résistance à la germanisation, comme en témoigne la caricature ci-contre.
À la frontière d'Alsace-Lorraine
Ill. Navoin, 1888
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 670820)
La crise de 1887 marque le dernier sursaut de la protestation en Alsace. Le contexte politique n’y est pas étranger. En France, la crise boulangiste laisse planer une menace de guerre. En Allemagne, Bismarck dissout le Reichstag qui a refusé de voter une loi de programmation militaire de sept ans. Parmi les députés alsaciens, le seul qui a voté pour est Zorn de Bulach. En représailles, le Statthalter nommé en 1885, le prince Hohenlohe-Schillingsfürst, adopte des mesures de répression destinées à influencer le vote des Alsaciens aux prochaines élections législatives (dissolution des Sociétés cultivant le particularisme, obligation du visa et du permis de séjour pour tous les Français venant en Alsace, autorisation de police pour les Alsaciens voulant se rendre en France). Hohenlohe veut pousser les Alsaciens à élire des députés partisans du septennat et laisse entendre qu’un vote différent serait considéré comme un acte d’hostilité à l’égard de l’Allemagne. Aux élections de février 1887, l’Alsace réélit néanmoins tous les députés sortants sauf Bulach. La réaction de Berlin est brutale. Des députés protestataires sont expulsés (Antoine et Lalance) et Kablé, malade, meurt. Par crainte de représailles, les protestataires ne présentent plus de candidat pour la succession de Kablé.
Les Alsaciens sont dans une impasse, qui se traduit dans les urnes : les voix d’opposition passent de 247 000 à 173 000 et les abstentions progressent.
Il y a un bien-être physique et moral à se plonger dans son milieu naturel… Tous nous sentons ce que nous voulons exprimer quand nous définissons l’un d’entre nous en disant : C’est un vieil Alsacien ! C’est un vrai type de la vieille Alsace ! Et nous sentons également qu’un de nos compatriotes est diminué si l’on est amené à dire de lui, en secouant la tête : Ce n’est plus un Alsacien !
Mais c’est insuffisant de demeurer vis-à-vis de l’Alsace dans cette phase sentimentale : il faut que nos raisons d’aimer notre terre et nos morts nous soient intelligibles, et il faut que nous comprenions de quelle manière nous pourrions le mieux dégager, maintenir et prolonger la tradition alsacienne.
Ces réflexions donnent la raison d’être et tracent le programme de notre revue…[…]
Les choses ne sont bonnes et vraies pour les Alsaciens que si elles sont le développement d’un germe alsacien. Du moins, si elles ne sont pas un fruit de notre race, il faut qu’elles acceptent les conditions de notre climat moral : oui, qu’elles se modifient selon l’esprit, selon le climat, il n’y a pas d’autre mot, que nous ont fait des siècles de civilisation alsacienne.
Les Alsaciens, plus qu’aucun petit peuple, sont aujourd’hui disséminés. Dans les lieux divers où ils sont fixés, ils prennent des nouvelles attaches. Mais ils gardent et ils garderont plusieurs générations des racines dans cette terre alsacienne où sont enterrés leurs pères. Ne seraient-ils pas heureux de transmettre à leurs enfants, comme un patrimoine commun, le génie de notre petit pays ? Cette revue se propose de les y aider. Si les difficultés ne trahissent pas sa bonne volonté, elle contribuera à maintenir sa conscience alsacienne ; elle inspirera, vérifiera, réveillera nos énergies essentielles...
Prospectus de La revue alsacienne illustrée, 1898. Extr. de CRDP d'Alsace. Vivre en Alsace. Dossier maître n°10, 1982-1983.
À la fin du XIXe siècle, la vieille génération commence à disparaître, remplacée par une nouvelle, qui n’a pas connu la période française, qui a fréquenté l’école allemande et qui a voyagé. Par ailleurs, l’évolution économique, l’efficacité de l’administration allemande amène à reconsidérer la situation. Sans renier le passé français, cette nouvelle génération veut que l’Alsace soit reconnue dans sa spécificité comme les autres Länder. La diffusion de ces idées traditionalistes et autonomiste est favorisée par la libéralisation de la presse à partir de 1898 (l’Elsässer, catholique de l’abbé Muller-Simonie, Le Nouvelliste de l’abbé Wetterlé, la Freie Press, socialiste de Jacques Peirotes, le Strassburger Bürgerzeitung, libéral…).
Ce renouveau nationaliste se manifeste par la revendication de l’autonomie dans le cadre d’une réforme constitutionnelle et par la défense des traditions. Il est porté par des hommes politiques nouveaux : Jacques Preiss, l’abbé Wetterlé, Léon Vonderscheer, Charles Hauss, Eugène Ricklin, tous députés au Reichstag entre 1893 et 1903, mais aussi des artistes ou des mécènes comme Charles Spindler, Anselme Laugel ou Gustave Stoskopf.
"Vous allez avoir la Constitution..."
Caricature , v. 1900
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 670806)
Gustave Stoskopf est l’auteur d’une pièce en dialecte qui connut un grand succès : D’r Herr Maire. Elle a été jouée à Strasbourg le 27 novembre 1898, à Berlin en 1901 et à Paris en 1902. Elle est un des piliers de la littérature dialectale. Elle campe un notable avide de recevoir une décoration et correspond avec humour à une réalité que côtoient quotidiennement les Alsaciens. Tous les ingrédients d’un petit homme politique sont présents : servilité à l’égard du pouvoir en place, volonté de parvenir à ses fins par tous les moyens.
Le 26 mai 1911 une loi constitutionnelle est votée par 212 voix contre 94. Seuls trois députés alsaciens ont voté pour. Le Reichsland reste un cas spécifique. Il relève toujours de l’empereur par l’intermédiaire du lieutenant (le Statthalter). L’autonomie espérée et réclamée n’est donc pas entièrement satisfaite.
Cette insatisfaction est caricaturée sur le dessin ci-contre. L’Allemagne y est représentée annonçant aux petites Alsace et Lorraine enchaînées à de lourds boulets, l’octroi d’une constitution. La caricature laisse entendre que malgré cette constitution, le Reichsland n’obtiendra pas les mêmes droits et libertés que dans le reste du Reich.