Par Nicolas Schreck
Publié le à définir
L’Alsace vit, comme le reste de la France, une législation conservatrice, qui démontre que l’école est le lieu du débat politique, entre des républicains qui revendiquent l’école primaire obligatoire et gratuite, sans enseignement religieux (programme proposé par Hippolyte Carnot, le 30 juin 1848) et les conservateurs, qui entendent éloigner l’école du danger du socialisme.
La loi Falloux tente d’établir une liberté d’enseignement, demande issue des conservateurs, en particulier des congrégations et le maintien des libertés de l’Université. Cette loi porte le nom d’Alfred de Falloux, un historien de la monarchie, rallié en 1848 à la République, mais souhaitant défendre les intérêts de l’Église, de la liberté d’enseignement. Député, il est nommé le 20 décembre 1848 ministre de l’Instruction publique et des cultes. Il est le principal rédacteur de la loi du 15 mars 1850.
Ce compromis acte divers acquis exigés par les républicains :
Ce compromis trouve également le ralliement des conservateurs :
Bien qu’inégal, le compromis ne satisfait intégralement personne, ni les catholiques, ni les républicains.
Monseigneur Dupanloup constatait alors : Qu’avons-nous demandé, toujours et unanimement ? La Liberté. Que nous offre le projet ? Une faible part du monopole.
Article 23. L'enseignement primaire comprend :
L’instruction morale et religieuse ;
La lecture ;
L'écriture ;
Les éléments de la langue française ;
Le calcul et le système légal des poids et mesures.
II peut comprendre en outre :
L'arithmétique appliquée aux opérations pratiques ;
Les éléments de l'histoire et de la géographie ;
Des notions des sciences physiques et de l'histoire naturelle, applicables aux usages de la vie ;
Des instructions élémentaires sur l'agriculture, l'industrie et l'hygiène ;
L'arpentage, le nivellement, le dessin linéaire ;
Le chant et la gymnastique.
Article 24. L'enseignement primaire est donné gratuitement à tous les enfants dont les familles sont hors d'état de le payer.
Voir le texte intégral (loi_15mars_1850.pdf - 17 pages - 167 ko).
On peut donc répartir les écoles primaires en deux ensembles :
L’enseignement est placé sous la conduite de l’État, via ses représentants. Ainsi l’inspection est confiée aux inspecteurs généraux, aux recteurs et inspecteurs d’Académie, aux inspecteurs de l’enseignement primaire et aux délégués cantonaux, aux maires, aux curés, aux pasteurs ou au délégué du consistoire israélite. L’inspection des écoles privées ne porte que sur la moralité du maître, du directeur, l’hygiène et la salubrité des locaux, sur l’enseignement, non pas disciplinaire, mais cantonnée à la morale, au respect de la constitution et de la loi.
La période qui suit marque l’essor des congrégations, dans un climat parfois de surveillance tatillonne des maîtres par les curés ou les pasteurs. Cette campagne de contrôle est accompagnée de la dénonciation de l’éducation des filles, de la confection de listes de mauvaises lectures qu’il conviendra de retirer des premières bibliothèques populaires...
Portrait de Jean Macé
Grav. T. C. Regnault, 1850 ?
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 650771)
Cette période permet l’éclosion de l’idéal scolaire républicain.
Jean Macé (1815-1894) séjourne de 1851 à 1870 à Beblenheim, y exerce la profession de professeur, y expérimente diverses méthodes pédagogiques, publie des ouvrages, diffuse la revue pédagogique (la Ruche) et fonde diverses bibliothèques communales. Il fut soutenu, pendant ce séjour, par l’amitié et la confiance de Jean Dollfus, le patron de Dollfus-Mieg et Cie qui l’aidera à diffuser le vaste mouvement des bibliothèques communales (au nombre de 83 en 1965).
Le 15 novembre 1866, Jean Macé appelle à la fondation d’une Ligue de l’Enseignement.
La Révolution française a passé là-dessus. Aujourd’hui le paysan est propriétaire du sol. Il s’est formé une bourgeoisie des campagnes qui envoie aussi ses fils au collège, et qui gémit tout bas de l’insuffisance des ressources d’instruction qu’elle trouve près de sa glèbe, la glèbe moderne, celle à laquelle on s’enchaîne soi-même. Lui mettre en tête la création des bibliothèques communales, c’est la placer sur une voie qui la mènera plus loin qu’elle ne pense, et qui l’écartera chaque jour davantage du chemin des villes, où les jouissances intellectuelles l’attirent peut-être autant que les questions de salaire attirent les journaliers. Pour cela, il est indispensable que les hommes qui comprennent se mettent en avant. Il en est qui se plaignent de ne pouvoir rien faire d’utile en ce moment. Voici quelque chose d’utile à faire, de plus utile qu’on ne saurait le dire dans un article de journal.
MACÉ Jean. Histoire d’une Bibliothèque communale. Colmar, Camille Decker, 1863. (Droits réservés).
Voir l'ouvrage intégral sur Gallica.
La bibliothèque communale de Beblenheim est fondée vers 1862, dans un contexte propice de créations de bibliothèques scolaires (circulaire des préfets du 26 juin 1860), à la diffusion d’une première éducation populaire. Le comité de la bibliothèque de Beblenheim regroupe le maire, le pasteur, les deux instituteurs, Jacques Vogel et Augustin Schmitt, trois propriétaires, ainsi que Jean Macé, qui déclare la profession de professeur.
L’Institution débat de son fonctionnement : faut-il demander une cotisation au lecteur, la cotisation qui rend digne, qui fait qu’on devient possesseur du livre qu’on lit, de sa lecture ? Le comité adopte la solution de la location à 5 centimes du livre. Comment étoffer la collection de livres ? Comment associer les femmes à la lecture ? Le comité décide de s’ouvrir aux femmes, offrant une place à Mlle Verenet, la directrice du pensionnat de Beblenheim.
Cet essor du savoir au sein des écoles populaires, la fondation de la Ligue de l’Enseignement, le soutien qu’elle obtient des milieux de la franc-maçonnerie et des élites protestantes relance en Alsace et dans le reste de la France la question de la laïcité, un mot apparu pour la première fois dans le dictionnaire dans l’édition de 1871 du Littré.
Dans ses Lettres d’un paysan d’Alsace à un sénateur sur l’Instruction obligatoire (1870), Jean Macé argumente en faveur de cette dernière. Voici quelques extraits de l'ouvrage : un paragraphe qui en expose l'objet, l'argumentation sur l'instruction publique proprement dite et la conclusion de l'ouvrage.
Il paraît que l’année dernière, des messieurs de par ici, tous gens bien posés, les premiers du pays, dirigeant des foules d’ouvriers, et sachant mieux que personne ce qui leur manque, il paraît, dis-je, que ces messieurs vous ont envoyé une pétition pour obtenir l’instruction obligatoire, et que vous n’avez pas voulu, parce qu’on vous a déconseillé la chose. À mon sens, on vous a donné de mauvaises raisons, et, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous donner les miennes, dans l’espoir qu’elles vous serviront pour une autre fois.
MACÉ Jean. Lettres d’un paysan d’Alsace à un sénateur sur l’Instruction obligatoire. Paris : J. Hetzel et Co. Éd., 1870, p. 17-18. (Droits réservés).
Le document est signé Daniel Ortlieb.
L’argument contre l’instruction gratuite | Les arguments en faveur l’instruction gratuite |
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La liberté du père de famille, du droit qu’il a sur ses enfants et de l’iniquité d’une loi qui le forcerait de les envoyer à un instituteur dont il ne voudrait pas (p. 20) | [Quand] vous forcez les mioches à quitter les fossés de la route pour les bancs de l’école, soyez bien persuadé que vous ne ferez pas violence aux idées, non plus qu’à la conscience des papas. À leur insouciance, à leur mépris de ce qu’ils ne savent pas eux-mêmes, je ne dis pas : mais entre nous, est-ce bien là quelque chose à respecter ? La liberté de la négligence nous mènerait loin, savez-vous, si on la proclamait pour de bon (p. 21) |
Quel grand service vous rendriez au pays en débarrassant les rues de os villages de ces tas de petits vauriens qui font l’école buissonnière toute l’année ! (p. 24) | |
Avec l’éducation qu’ils se donnent ainsi entre eux [durant l’école buissonnière], en place de celle de l’école, je ne veux pas trop le prédire, car ce sont là jeux de gamins qui n’empêchent pas toujours de devenir honnête homme ; mais vous conviendrez que c’est un mauvais commencement (p. 25-26) | |
S’il y avait quelque part des communes où les pères de famille, usant librement de leur autorité, s’avisassent d’élever leurs enfants dans le métier de brigand, il est bien certain que en verriez promener sans façon leur liberté et leur autorité, et que vous mettriez la main sur les brigandeaux pour leur imposer une éducation meilleure (p. 27) | |
Trois quarts des condamnés en cour d’assises ne savaient ni mire ni écrire. Persuadez-vous bien que ce n’est pas seulement parce qu’ils ne savent ni lire ni écrire, ce qui y est assurément pour quelque chose, mais aussi, et surtout, parce que, étant petits, le temps que les autres ont passé à l’école, il l’ont passé, eux, à rôder comme des sauvages, s’entraînant mutuellement au mal (p. 28-29) | |
Au point de vue de la nature, ce n’est pas l’enfant qui appartient au père, c’est le père qui appartient à l’enfant. C’est là une loi qui est écrite partout. Qui donne la vie est tenu de veiller à ses premiers développements, et les seuls serviteurs connus dans le monde animal, ce sont le père et la mère. […] Le père n’a que des devoirs vis-à-vis de son petit enfant, et parmi ces devoirs, celui de l’éducation est au premier rang. […] Hors les cas d’extrême misère, qui sont rares après tout dans nos campagnes, l’homme qui fait travailler son petit enfant pour gagner son sa vie, j’entends travailler du matin au soir, de façon à ce qu’il n’y ait plus d’école pour lui, cet homme-là est un père dénaturé, que le mépris public devrait marquer au front. Ce n’est pas un droit dont il use, c’est un devoir qu’il foule aux pieds, et un crime qu’il commet (p. 33-38) |
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Cette marmaille qui court dans nos rues, dont je vous parlais en commençant, c’est de la graine de souverains, ni plus, ni moins. Peut-être vaudrait-il mieux qu’il en soit autrement, je ne sais pas […] Ce qui vaut la peine qu’on en parle, c’est de travailler à les mettre en état d’être un jour pas trop incapables, et, pour commencer, de leur apprendre à lire et à écrire. L’ignorance du peuple est maintenant un danger public. Auparavant, c’était seulement une honte (p. 46-47) | |
[Faites] moins une bonne conscription d’école, et que le sergent de police ramène par l’oreille l’écolier réfractaire ! Croyez-moi, c’est aussi l’ennemi de la patrie que l’on combat sur ces bancs qu’il déserte (p. 49-50) | |
[À Vieux-Brisach], ils m’ont demandé ce que l’on apprenait dans nos écoles, et quand, après avoir nommé la grammaire et l’arithmétique, j’en suis resté là, ils m’on ri au nez. Il paraît qu’on leur en donne bien d’autres chez eux, et je me demandais au retour, en suivant mon cheval qui mange la même avoine que les chevaux de Vieux-Brisach, pourquoi nos enfants n’auraient-ils pas la même pâture d’esprit que les petits Badois ? Ils ne sont pas, je suppose d’une race inférieure, et ce n’est pas moins, du moins, qui en conviendrai (p. 51-53) |
MACÉ Jean. Lettres d’un paysan d’Alsace à un sénateur sur l’Instruction obligatoire. Paris : J. Hetzel et Co. Éd., 1870. (Droits réservés).
Le document est signé Daniel Ortlieb.
En réclamant de vous l’enseignement obligatoire, je crois qu’il est bon de s’entendre et qu’il faut vous dire de quel enseignement je veux parler. Savoir lire et écrire, c’est une belle chose. Il n’est guère possible d’apprendre sans passer par là. Mais on ne sait rien quand on sait cela. Ce n’est pas le tout d’avoir l’outil, il faut encore s’en servir. […] Allez prendre aux Allemands l’école qu’ils ont dans leurs villages, et donnez-nous là. Je ne vous en demande pas d’avantage. Elle est obligatoire.
MACÉ Jean. Lettres d’un paysan d’Alsace à un sénateur sur l’Instruction obligatoire. Paris : J. Hetzel et Co. Éd., 1870. (Droits réservés).
Le document est signé Daniel Ortlieb.
Cette marmaille qui court dans nos rues, c’est de la graine de nos souverains. Ce qui vaut la peine d’en parler, c’est de travailler à les mettre en état d’être un jour pas trop incapables et, pour commencer, de leur apprendre à lire et à écrire. L’ignorance du peuple est maintenant un danger public ; autrefois, c’était seulement une honte.
SENGER Jules et BARRET Paul. Le problème scolaire en Alsace et en Lorraine : le régime confessionnel, le bilinguisme. Paris : Éd. Temps futur, 1948, p. 46.
(Droits réservés).
Enfin, l'État renforce son contrôle. Universitaire, proche de l’Empereur, ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy souhaitait associer l’héritage inabouti de la Révolution française à la modernisation de la société du Second Empire : on retrouve dans sa loi du 10 avril 1867 tous les ingrédients d’une extension des droits : possibilité pour les communes d’offrir un enseignement primaire gratuit (repris par 6098 communes), obligations pour les communes de 500 habitants d’avoir une école publique de filles, de recourir à une maîtresse de travaux à l’aiguille dans les écoles mixtes (document 3, 13.000 maîtresses nommées), d’organiser des cours pour adultes, d’ouvrir une caisse des écoles pour les pauvres…
Art 1er. Toute commune de cinq cents habitants et au-dessus est tenue d’avoir au moins une école publique de filles, si elle n’en est pas dispensée par le conseil départemental, en vertu de l’article 15 de la loi du 15 mars 1850. Dans toute école mixte tenue par un instituteur, une femme nommée par le préfet, sur la proposition du maire, est chargée de diriger les travaux à l’aiguille des filles. [...]
Art 17. Sont soumises à l’inspection, comme les écoles publiques, les écoles libres qui tiennent lieu d’écoles publiques. […]
Art 20. Tout instituteur ou toute institutrice libre qui, sans avoir obtenu l’autorisation du conseil départemental, reçoit dans son écoles des enfants d’un sexe différent du sien, est passible des peines portées à l’article 29 de la loi de 1850.
Art 21. Aucune école primaire, publique ou libre, ne peut sans l’autorisation du conseil départemental, recevoir d’enfants au-dessous de six ans, s’il existe dans la commune une salle d’asile publique ou libre.
Voir le texte intégral (loi_10avril_1867.pdf - 4 pages - 125 ko) .
On sous-estime souvent la portée pédagogique de la loi de 1867 : elle étend la connaissance scolaire en qualifiant de nouvelles disciplines (histoire et géographie de la France, article 16), impose les premières réflexions sur les bâtiments scolaires (lors de la visite des représentants des instituteurs à l’Exposition Universelle de Paris, avec 39 instituteurs du Haut-Rhin, venus avec les plans de leur école), fonde l’enseignement agricole et horticole, réforme les Écoles normales…