Par Jean-Marc Siegel
Publié le 18 juin 2012
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Au tournant du XVe siècle, l’Alsace offre un visage très différent de sa configuration actuelle.
Si les liens avec la France existent déjà bel et bien, c’est vers le centre de l’Europe que l’Alsace est tournée. En temps que riveraine du Rhin, elle participe également d’un axe rhénan extrêmement actif, entre Berne, Bâle et Rotterdam.
Elle se compose alors d’une mosaïque d’États et de territoires, de seigneuries, parfois puissantes, comme les Hanau-Lichtenberg ou les Ribeaupierre, mais aussi de villes dépendant à des degrés variables du Saint-Empire Romain Germanique, mais jouissant d’une grande autonomie de fait :
Les fidélités s’expriment essentiellement à l’échelle des ensembles issus de la féodalité médiévale, dont la marque est encore vive, surtout dans les campagnes.
Le Saint-Empire lui-même est d’ailleurs une véritable galaxie d’États émiettés, hétérogènes, dans laquelle n’émerge aucune autorité indiscutée, et où le consensus est minimal, toujours délicat à obtenir, particulièrement sur des questions cruciales (l’attitude à adopter face aux invasions ottomanes, les questions religieuses nées de la Réforme…).
Dans cet espace, on parle l’allemand, ou plutôt ses vernaculaires, variations régionales de la langue qui peuvent, au bout de quelques kilomètres, d’une vallée à l’autre, se modifier au point de rendre la compréhension problématique. En Alsace, c’est l’allemand alémanique qui fournit le socle linguistique sur lequel repose le parler alsacien.
Bien sûr, le latin reste la langue de culture, des affaires et de l’Église : elle est la lingua franca des marchands et des intellectuels. Elle conserva une grande importance tout au long de la période abordée, et bien au-delà. Tous nos humanistes la parlaient. C’était le pré-requis pour qui aspirait à communiquer hors de la sphère familiale ou communale, comme l’anglais international aujourd’hui.
Dans l’Empire, des villes libres cohabitaient avec des ensembles plus considérables, des territoires disposant d’un hinterland, de ressources naturelles conséquentes. Dès le Moyen Âge, l’intérêt de s’unir entre petits se fit sentir.
On retrouve ces préoccupations dans tout l’espace germanique : en Alsace, le Zehnstädtebund, ou Décapole, marqua profondément les esprits, en rendant viables ces ensembles actifs mais fragiles, riche d’une élite artisanale et bourgeoise avide de s’auto-administrer, plus rebelle aux pesanteurs de l’ordre seigneurial que les campagnards.
La plupart des villes d’origine restèrent au sein de la Décapole, - officiellement fondée dès 1354 - jusqu’à son déclin. C’est en son sein qu’elles se développèrent et animèrent pour une large part le printemps de l’humanisme. Au siècle suivant, et surtout après 1648, la montée en puissance des États centralisés donna le coup de grâce à cette alliance originale, souple mais dépourvue de masse critique et de continuité territoriale.
Dès la fin du XVe siècle, les villes libres gagnèrent en importance - en y ajoutant Strasbourg, un poids lourd qui n’avait pas besoin de rejoindre formellement une telle alliance. Elles disposaient d’une représentation à la Diète, étant immédiates : sans strates administratives entre elles et l’Empereur, on comprend qu’elles cultivèrent activement leurs identités propres en s’appuyant sur leurs élites éduquées. L’humanisme, la Réforme de l’Église et les élans intellectuels de la Renaissance y firent naturellement florès.
Le maître et son élève
Pl. M. Ficinus, 1509
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 620850)
Depuis le Moyen Âge, des écoles placées sous l’égide des autorités ecclésiastiques regroupaient des élèves brillants et dispensaient l’enseignement du latin.
Certaines étaient très anciennes, leur fondation remontant au haut Moyen Âge. Elles avaient essaimé à travers tout l’espace germanique (Passau, Emden, Braunschweig, Heilbronn etc...), mais également en Alsace, à Sélestat (Schlettstadt). Les villes en tiraient également un surcroît de prestige. En plus de la possibilité d’y envoyer leurs fils, futurs magistrats, notaires ou ecclésiastiques de haut rang, les écoles constituaient un gage de continuité pour les élites urbaines. Ces pépinières attiraient également un certain nombre de jeunes garçons de familles moins en vue, voire pauvres mais méritants.
Cependant, leur réputation avait pâli eu fil des siècles. Dès le milieu du XVe siècle, la qualité de la langue enseignée y était devenue déplorable et la pauvreté intellectuelle qui y sévissait était notoire, faisant de ces écoles un objet de critique et de raillerie tout en rejaillissant négativement sur le prestige de l’Église.
Wimpfeling et ses disciples
Defensio Germaniae - Jakob Wimpfeling, Strasbourg : Jean Gruninger, 1502.
Coll. Bibliothèque Humaniste de Sélestat (K 56)
À partir de la deuxième moitié du XVe siècle, les études humanistes furent cependant progressivement introduites dans certaines de ces écoles.
Le cursus commençait au niveau élémentaire, afin d’accompagner l’éveil intellectuel et moral des élèves, et se proposait de couvrir un spectre élargi de disciplines : littérature classique, histoire, rhétorique, dialectique, arithmétique, philosophie, étude des textes médiévaux mais aussi antiques, des langues étrangères… L’enseignement des auteurs préchrétiens y était encouragé et le souci de rigueur intellectuelle devint une priorité de nombre d’administrateurs et des enseignants.
Il n’est pas étonnant que ces écoles devinrent la pépinière des élites politiques, économiques et intellectuelles de leur temps et fournirent une grande partie des acteurs duprintemps de l’Humanisme.
L’École latine de Sélestat est un exemple éloquent de ce mouvement de reconquête de la rigueur dans l’enseignement. Sa grande popularité dans le bassin rhénan en atteste : une série de recteurs brillants et charismatiques y insuffla une ouverture d’esprit peu commune pour l’époque, en plus du cursus revivifié qui y était proposé. Dringenberg, auquel succédèrent Krato Hoffmann, puis Gebwiller et Sapidus, permirent à cet établissement de devenir le terreau de toute une génération d’humanistes alsaciens de premier plan, et de faire de l’Alsace centrale l’un des grands pôles intellectuels de la vallée du Rhin, en relation avec des centres bien plus peuplés.
Quelques feuillets du cahier d'écolier de l'un des plus grands humanistes de son temps à découvrir en très haute définition grâce à des images interactives zoomables. Ce document est conservé précieusement à la Bibliothèque Humaniste de Sélestat.