Par Jean-Marc Siegel
Publié le 18 juin 2012
La Renaissance, dont les prémisses sont discernables ici et là dans les arts et les techniques dès le premier XVe siècle, ne doit ni son éclosion ni sa diffusion, à partir du réseau des cités italiennes, à l'invention de la presse mécanique par Gutenberg.
Néanmoins, cette dernière a joué un rôle fondamental dans le bouleversement qu'à connu l'Europe au tournant du XVIe siècle.
Les similitudes avec la période que nous vivons actuellement sont, à ce titre, troublantes.
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On dit souvent que Steve Jobs et Bill Gates furent les Gutenberg de l'époque contemporaine.
Il y a certainement du vrai dans cette remarque en ce qu'elle affirme qu'une série d'avancées, concentrées sur un domaine très particulier, aient pu bouleverser l'ensemble des références culturelles d'une civilisation le temps de quelques décennies.
Chacun convient que, depuis le milieu des années 1990, nous sommes passés d'un avant à un après.
Le déclencheur technologique fondateur ?
La miniaturisation de l'outil informatique et sa montée en puissance de calcul à partir de 1980 a généré une véritable révolution culturelle, au sens littéral du mot : qui aurait imaginé, il y a trente ans, de télécharger des contenus, des images, des sons, de mettre en ligne des idées sur des blogs de s'exprimer librement sur des forums ?
Rien ne sera plus jamais comme avant.
Travaux dans une mine
Cosmographiae Universalis - Sebastian Munster, Bâle : Heinrich Petri, 1554.
Coll. Bibliothèque Humaniste de Sélestat (K 511)
Vers 1455-1456, c'est l'imprimerie qui joua ce rôle fondateur.
Au delà de la prouesse technique que représentait la machine elle-même, elle s'imposa comme un extraordinaire amplificateur, un multiplicateur de force et d'impact que les États et les puissants ne manquèrent pas de se réapproprier.
C'est tout un environnement technique extrêmement dynamique qui permit cette avancée : en effet, la machine elle-même ne peut s'expliquer sans un environnement mûr pour la générer, un faisceau complexe de techniques maîtrisées depuis longtemps qui purent être associées et combinées.
La métallurgie, pratiquée depuis des temps immémoriaux dans le massif du Harz et de l'Erzgebirge, dans les Vosges et la Forêt-Noire, permit de maîtriser la technique de fabrication des caractères métalliques mobiles. On observe, à la même époque, des progrès importants dans la fabrication et la disponibilité du papier.
Marque typographique représentant une presse d'imprimerie
Argonauticon libri octo - Caius Valerius Flaccus, [Paris] : Josse Bade, 1519.
Coll. Bibliothèque Humaniste de Sélestat (K 954c)
Les progrès de l’hydraulique et de la mécanique accompagnèrent ces évolutions et contribuèrent dans une multitude de villes et de principautés germaniques à créer un climat politique où une bourgeoisie artisanale et entrepreneuriale put gagner en assurance et s'affirmer vis-à-vis des élites traditionnelles. Le père de Martin Luther était lui-même l'un de ces entrepreneurs proto-industriels enrichis par l'activité minière.
L’imprimerie esquisse les grands traits d'une révolution technologique et industrielle que les machines textiles exprimeront pleinement deux siècles et demi plus tard, en Angleterre.
Les lieux d’où sont issus ces élans ne sont pas anodins : la Silicon valley et au-delà, toute la côte ouest des États-Unis offraient à la fin du XXe siècle toutes les conditions d'un bond à l'instar du bassin rhénan cinq cents ans plus tôt. On observe actuellement un phénomène similaire en Asie, au Japon, en Corée du Sud, à Taiwan.
La base technologique étant solidement constituée, l’expertise et la créativité suffisamment indépendantes pour permettre les progrès et les perfectionnements qui ont ponctué toute la période, le décollage pouvait avoir lieu…
Le bassin rhénan fut aux premières loges de cette extraordinaire percée technologique, qui devait être suivie bien vite par une révolution intellectuelle, à laquelle l'Alsace, Bade et la Suisse participèrent intensément.
L'Italie du nord jusqu'à Rome, Paris, les grandes capitales européennes ainsi que quelques villes d'Europe centrale comme Prague et Cracovie s'affirmèrent comme autant de centres de création, de réflexion, d'assimilation et de redistribution des savoirs et des idées, à la manière de véritables hub.
Très vite, le berceau rhénan laissa se diffuser les secrets technologiques de la presse mécanique. Dès 1480, en Allemagne, mais aussi en France et en Italie, plus d’une centaine d’ateliers fonctionnait à plein régime.
La progression fut foudroyante… et irréversible : à la fin du XVe siècle, presque 300 villes étaient dotées d'ateliers d’imprimerie. À ce moment, près de vingt millions de livres auraient déjà été imprimés !
La phase initiale, pionnière, épique, celle de l'étonnement et des espoirs, voire de la sidération devant le potentiel dégagé par l'invention, ne dura pas très longtemps : très vite, on passa à l'action et à l'expérimentation mais aussi à la récupération de son extraordinaire potentiel par les pouvoirs politiques, économiques et spirituels traditionnels.