Par Thierry Amarger
Publié le 1er octobre 2010
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L'un des facteurs de la diffusion du style gothique international à travers l’Europe est la mobilité des artistes : les voyages de formation tout d’abord (tour de compagnonnage), mais aussi les recherches de commandes.
En effet les grandes cours, qu’elles soient pontificales, impériales, royales ou ducales, attirent les artistes à la recherche de mécènes et de travail. Mais les villes comme Strasbourg, enrichies par l’essor économique, comptent une clientèle de riches commerçants et financiers qui aspirent à imiter le mode de vie de la noblesse, et contribuent eux aussi au développement de foyers artistiques importants.
Les artistes se déplacent donc d’un chantier à l’autre à travers l’Europe. C’est le cas par exemple d’Ulrich d’Ensingen, maître d’œuvre de la cathédrale de Strasbourg à partir de 1499, qui travaille aussi à Ulm, Esslingen, Bâle et Milan. Hans Hertsnabel, un artiste originaire de Strasbourg, est mentionné à la cour pontificale d’Avignon en 1377. Hans Tiefental, peintre né à Sélestat, a séjourné à la cour ducale de Bourgogne… Il travaille à Bâle entre 1418 et 1423.
Lors de leurs déplacements sur les différents chantiers européens, ces artistes emportent avec eux des dessins, plans, projets. C’est le cas des architectes œuvrant sur plusieurs chantiers. On retrouve ainsi des images de la cathédrale de Strasbourg conservées à Ulm, Vienne.. et des dessins des cathédrales de Paris et Chartres dans les archives de l'Œuvre Notre-Dame à Strasbourg. La circulation de ces images a joué un rôle dans la diffusion des idées.
Par ailleurs les peintres, sculpteurs, orfèvres, faisaient usage de livres de modèles qui leur permettaient de travailler plus vite et facilitaient les choix pour les commanditaires. L'un de ces livres, conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne, est constitué de quatorze plaquettes de bois rangées dans un étui en cuir. Sur chacune de ces plaquettes sont collés quatre dessins réalisés à la pointe d’argent et au pinceau sur papier, représentant différents types de têtes humaines (hommes, femmes, enfants, jeunes, vieux…) et quelques têtes d’animaux. Il a été réalisé par un peintre bohémien vers 1410-1420. On y retrouve un visage de Christ très semblable à celui peint par Hermann Schadeberg dans La Crucifixion au Dominicain . La circulation de ces livres a certainement aussi été un vecteur important de diffusion du style international.
Vierge à la Rose dans un jardin clos
Grav. bois anonyme, v. 1460
Coll. Bibliothèque municipale de Colmar (Ms271 f.1v)
Enfin l’apparition de la gravure entre 1425 et 1450, procédé permettant la multiplication et donc la diffusion en grandes quantités, a contribué encore plus efficacement à l’internationalisation du style.
Attribuée par rapprochement stylistique mais de manière encore incertaine au Maître du Paradiesgärtlein ou à son entourage, la Vierge à la rose, dans un jardin clos est une petite gravure sur bois colorée. On y retrouve le thème du jardin, fréquent dans l’art du Rhin supérieur. Marie est représentée tenant l’Enfant Jésus dans une main et une rose dans l’autre, la rose symbolisant la Passion du Christ. Des petites images de ce type pouvaient se diffuser facilement et servir de modèle.
Un dernier facteur de cette diffusion est la circulation des œuvres elles-mêmes, que ce soit par les cadeaux que se font les princes entre eux pour s’impressionner, par les dons effectués aux églises de pèlerinage ou simplement par leur commercialisation.
En effet l’intensification des échanges commerciaux à cette période et le fait que les artistes produisent plus d’objets de petites tailles pour une clientèle de riches bourgeois vont favoriser la circulation des œuvres et objets de luxe (tableaux, miniatures, pièces d’orfèvrerie, tapisseries...) à travers l’Europe.
La région du Rhin supérieur (Alsace, Allemagne, Suisse), de par sa situation géographique, est un carrefour où se croisent des routes commerciales sur les axes nord-sud (Italie, Flandres) et est-ouest (Prague, Paris, Dijon).
La nativité de la Vierge
Peint. bois Maître du Paradisgärtlein, v. 1430
Coll. Musée de l’Œuvre Notre-Dame - Strasbourg
L’art produit à Strasbourg autour de 1400 est donc marqué par des influences italiennes, flamandes, bourguignonnes, mais surtout bohémiennes.
En effet, certaines œuvres du Maître du Paradiesgärtlein attestent d’une connaissance de la peinture siennoise. Celle-ci lui sert même de modèle, comme par exemple dans La Nativité de la Vierge.
La composition de ce tableau est reprise d'une œuvre peinte vers 1400 par Andrea Di Bartolo, elle-même inspirée d’une fresque peinte par Ambrogio Lorenzetti en 1335, à l’hôpital de Sienne.
Le Doute de Joseph
Peint. bois Maître du Paradisgärtlein, v. 1430
Coll. Musée de l’Œuvre Notre-Dame - Strasbourg
Une autre œuvre du même artiste et datée de la même période, Le Doute de Joseph se rattache, quant à elle, à l’art flamand par l’accumulation des détails réalistes qu'elle donne à voir.
Le peintre fait une description détaillée de l’intérieur de la maison de Marie et Joseph. Outils de menuisier, livres, écheveaux de laine, boîtes… autant d'objets peints de manière minutieuse et détaillée.
Magistrat
Sculpt. grès rose anonyme, v. 1420
Coll. Musée l’Œuvre Notre-Dame - Strasbourg
Le soucis d’une représentation naturaliste se retrouve aussi dans cette statue en grès rose d’un homme assis, réalisée vers 1420.
La position très naturelle de l’homme, assis, une main posée sur un genou, la tête légèrement penchée en avant, la minutie avec laquelle les coutures, les plis du vêtement, la ceinture et sa boucle sont représentés, attestent d'une influence des foyers artistiques où ces recherches naturalistes se développent autour de 1400 (foyer bourguignon ou peut-être parisien).
Crucifixion au Dominicain
Peint. bois Hermann Schadeberg, v. 1410-1415
Coll. Musée Unterlinden - Colmar
Dans La Crucifixion au Dominicain d’Hermann Schadeberg, autre grand artiste strasbourgeois de cette période, la théâtralité de la scène, l’élégance des figures et les lignes sinueuses montrent une connaissance et une influence de l’art bohémien.
L’artiste s’est inspiré d’une miniature peinte dans un missel par le Maître de Hasenburg en 1409 et conservée à l’Österreichische Nationalbibliothek de Vienne. De nombreuses analogies peuvent être relevées entre les deux peintures en ce qui concerne la composition, l’organisation des groupes de personnages, jusqu'à la position des mains de saint Jean, qui est presque identique dans les deux représentations.
Vierge à l’Enfant à Marienthal
Bois polychrome et doré anonyme
© Région Alsace - Service de l'Inventaire et du Patrimoine, s.d.
Les belles Madones est le nom donné par l’historien de l’art Wilhem Pinder à un type de sculptures très répandues à cette période et dont les plus grands foyers de production sont situés en Europe centrale.
Il s’agit de statues en ronde-bosse représentant la Vierge et l’Enfant Jésus en pied. Elles ont pour caractéristiques communes, entre autres, de mettre l’accent sur la tendresse de la relation entre la mère et l’enfant, sur la beauté de la Vierge et sur l’attitude naturelle de l’enfant.
Au début du XVe siècle, les ateliers strasbourgeois produisent des belles Madones selon le modèle bohémien. La Vierge à l’Enfant conservée en l'église Notre-Dame-des-Douleurs de Marienthal en est un exemple.
Si les artistes strasbourgeois de cette époque se montrent ouverts aux influences venues de différentes régions de l’Europe, ils participent eux aussi à la diffusion du style gothique international.
L’art produit à Strasbourg s’exporte en effet dans tout le Rhin supérieur et même au-delà, jusqu’à Prague ou Avignon.