Par Monique Klipfel
Publié le 1er octobre 2010
Du nombre de ses habitants à son commerce florissant, Strasbourg occupe une place de choix dans le contexte du XVe siècle naissant.
Retour à Strasbourg en 1400
Vue générale de Strasbourg
Grav. Hartmann Schedel, 1493
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 654300)
Image interactive (voir aide)
Un peu à l’arrière plan de la cathédrale, la Pfennigsturm, du nom de la monnaie frappée à Strasbourg, a été construite à l’emplacement d’une ancienne porte. Il s'agit aujourd’hui du carrefour de la rue de l’Église et de la rue des Grandes-Arcades. C’est une véritable Fort Knox de trois étages où sont conservés, outre le trésor, tous les documents officiels de la ville (notamment la Bulle d’or de 1328 octroyée par Louis IV), les poids et mesures en usage localement et la bannière de la ville avec la Vierge et l’Enfant Jésus. Cette bannière est, par ailleurs, fort lourde car chargée de pierres précieuses et brodée de fils d’or. Elle sera détruite en 1789, lors de la Révolution française, la tour l'ayant été dès 1745.
Le texte ci-dessous est un témoignage d'Enea Silvio Piccolomini, futur pape Pie II. En visite à Strasbourg en 1432, il laisse parler son admiration et sa fascination pour la ville, véritable splendeur comparable à Venise.
Argentina est d’une telle splendeur, d’une telle beauté, que ce nom ne lui fut pas donné sans raison. Elle est comparable à Venise, partagée par de multiples canaux. Mais plus salubre et plus amène que Venise aux eaux puantes, Strasbourg est parcourue par des eaux douces et transparentes. Ici un bras du Rhin, là trois autres rivières pénètrent dans la ville et entourent la triple ordonnance de ses murailles.
L’église pontificale, nommée Munster, magnifiquement bâtie en pierres de taille, s’élève en une très ample construction, ornée de deux tours dont l’une, achevée, œuvre admirable, cacahe sa tête dans les nuages.
Il y a aussi d’autres églises et des couvents splendides par leur ampleur et leur ornementation, un hôtel de ville remarquable ( la Pfalz) et des maisons de bourgeois et de clercs que même les rois ne dédaigneraient pas d’habiter.
Aeneas Silvius, De ritu, situ, moribus et conditione Germaniae, Bâle, 1551.
Trad. H. Haug, in Documents de l'Histoire de l'Alsace, Édouard Privat Éditeur, Toulouse, 1972, p. 164
Le témoignage d'Enea Silvio Piccolomini laisse à penser que la muraille romaine, en cette période là, existait encore ou, du moins en partie.
De plus il prouve que, contrairement à l’opinion courante, on envisageait alors la construction d’une seconde tour à la cathédrale. Cette hypothèse est également suggérée par nombres de croquis de l'éditifice religieux, qui est envisagé avec deux tours.
Au-delà des mots et des témoignages textuels et iconographiques, les chiffres peuvent également permettre d'appréhender l'importance de la ville de Strasbourg. Ainsi le recensement de 1444 est-il particulièrement intéressant à ce propos.
Lorsque l’arrivée des Armagnacs fut annoncée, le Conseil décida en effet de recenser la population, afin de déterminer la quantité de grains qui serait nécessaire en cas de siège. Ainsi, à l’automne 1444, il y aurait eu quelques 16 000 citadins et environ 10 000 paysans réfugiés. Le rapport entre ces deux chiffres peut étonner mais il faut signaler que les réfugiés arrivaient avec toutes leurs provisions, ce qui n’était pas sans intérêt pour les autorités de la ville. Les nourrissons, quant à eux, n’ont certainement pas été comptabilisés car ils ne mangent pas de pain. D’autre part, certaines populations ont du être écartées, comme les étrangers.
En résumé, Strasbourg aurait compté environ 20 000 habitants, ce qui en fait une ville rhénane importante derrière Cologne par exemple, qui compte alors près de 30 000 habitants.
Le total général des citadins et des ruraux est de 26 198 personnes. Le total général des citadins et des ruraux qui n’ont pas de grains est de 8 369. La quantité de grains des citadins et des ruraux est, tout compté , de 166 752 ½.
K.-T. Eheberg, Verfassungs-Verwaltungs- und Wierschafgeschichte des Stadt Stasssbug, 1899, n° 254,
p. 499-501. Trad J.-P. Kintz, in Annales de Démographie historique, 1968, p. 375-377
Ce chiffre correspond aux réserves des bourgeois estimées à 166 752 rézeaux (le rezal vaut 111 l), soit 186 000 hl. Il faut encore ajouter ce que contient le grenier d’abondance soit 66 000 hl. Il y avait donc là de quoi approvisionner la population pendant deux années entières.
Le Conseil va également recenser les corporations car tout bourgeois qui appartient à une corporation est tenu, par la constitution, de pouvoir défendre la ville donc de posséder un équipement militaire. Les femmes membres de corporations avaient quant à elles un équipement moins lourd.
Il est à noter que la présence, dans ce recensement, des patriciens s’explique pour des raisons militaires. Ils ne sont en effet pas membres des corporations.
Corporation | Nombre de membres |
---|---|
Jardiniers | 690 |
Tailleurs | 293 |
Merciers (Miroir) | 265 |
Bateliers (Ancre) | 262 |
Pêcheurs | 234 |
Cordonniers | 222 |
Marchands de fruits, cordiers, fripiers | 172 |
Forgerons | 163 |
Boulangers | 160 |
Bouchers (Fleur) | 152 |
Tonneliers | 145 |
Orfèvres, peintres, verriers (Échasse) | 142 |
Tisserands | 142 |
Charrons, huchiers, tourneurs | 131 |
Barbiers, baigneurs, chirurgiens | 120 |
Marchands de vin, aubergistes (Fribourg) | 118 |
Tailleurs de pierre, maçons | 114 |
Drapiers et cardeurs | 101 |
Pelletiers | 93 |
Coltineurs de tonneaux | 78 |
Tanneurs | 77 |
Marchands d’huile, meuniers, tondeurs de draps | 74 |
Marchands de grains (Lanterne) | 69 |
Charpentiers | 67 |
Gourmets | 65 |
Crieurs et mesureurs de vin | 63 |
Charpentiers de bateaux | 36 |
Marchands de sel | 35 |
Total des corporations | 4 485 |
Patriciens | 121 |
Total général | 4 606 |
Le nombre de jardiniers peut surprendre mais il correspond à la nature du tissu urbain de l’époque : la ville comprend encore bien des espaces ruraux. Cependant, leur importance dans la hiérarchie des corporations est inversement proportionnelle, car ils sont avant-derniers. Celle-ci nous est connue grâce à la place que certains membres occupaient dans l’administration de la ville et les impôts dont ils devaient s’acquitter.
En tête figurent les merciers qui vendaient des marchandises importées (épices, safran, objets métalliques, soieries…), les bateliers, les orfèvres, les drapiers et les marchands de vin. À cette dernière corporation, il faut en ajouter d’autres qui lui sont intimement liées, comme les coltineurs de tonneaux, les gourmets et les crieurs et mesureurs de vin.
Le nombre des corporations (Zunft) a varié dans le temps, mais leur importance fut toujours fondamentale dans la cité. Ainsi l’obtention du droit de bourgeoisie était subordonnée à l’appartenance à une corporation. Sans ces deux préalables, toute personne vivant dans la ville ne pouvait exercer une activité ni participer à la vie politique. Cela supposait le paiement de deux cotisations. On retrouve ainsi la trace de Gutenberg chez les orfèvres mais il n’a jamais acquis le droit de bourgeoisie.
Toutes ces corporations assurent plusieurs fonctions :
- une fonction juridique : elles ont en charge de régler les différends entre les membres, de statuer sur les fautes professionnelles et les malfaçons ;
- une fonction religieuse : chaque corporation, en effet, a son saint patron (saint Éloi pour les orfèvres, saint Martin pour les tanneurs par exemple). De plus, elle fait respecter toutes les fêtes religieuses et les rites qui ponctuent la vie de ses membres, tels que les mariages et les rites funéraires ;
- une fonction administrative : Les membres se réunissent dans un poêle (Stube) qui est très souvent une auberge avec une enseigne qui figure dans la liste des corporations ci-dessus.
Ce passé perdure dans la toponymie des rues de Strasbourg ainsi que dans le nom de certains restaurants. Ainsi peut-on relever la rue Mercière, le fossé des tanneurs, le quai des Bateliers, la rue du Marché-aux-vins, la rue de Orfèvres ou encore l'impasse des Charpentiers.
Vue sur l'ancienne douane
Grav. Hollar Wenzel, v. 1630
Coll. Cabinet des Estampes et des Dessins - Strasbourg
Le centre névralgique de l’économie strasbourgeoise se situe dans le Kaufhaus, aujourd'hui connu sous le nom d'ancienne douane.
Cet édifice fut construit en 1358. De plan rectangulaire à deux étages, il est en briques et pierres de taille pour les angles et les encadrements de fenêtres. Son toit crénelé devait permettre d’éviter l’extension des incendies.
Il s'agit essentiellement d'un entrepôt où arrivent et d'où partent toutes les marchandises. Une relation peut d'ailleurs être établie avec les diverses corporations (draps de Flandre, fourrures allemandes, verrerie vénitienne, sel, grains, vins).
La voie d’eau est primordiale et l’on peut observer les bateaux au premier plan. Il semblerait qu’il y ait eu deux types de bateaux : les plus petits circulaient sur l’Ill, alors que les plus imposants pouvaient naviguer sur le Rhin. Ces derniers étaient construits en chêne (la corporation charpentiers de bateaux), mesuraient de 25 à 30 mètres et avaient un fond plat.
Des grues (Kräne) servaient enfin à la manutention mais surtout au pesage, pour pouvoir taxer les marchandises.