Par Marie-Georges Brun
Publié le 1er octobre 2010
Le château fort, qui apparaît en Occident vers l’an Mil, correspond à un type particulier de société, la société féodale. Celle-ci se construit à la fois sur la disparition de l’État carolingien, sur l'émiettement des pouvoirs et sur l’apparition du danger extérieur que constituent les invasions normandes, hongroises et sarrasines des IX et Xe siècles.
L’Europe se hérisse ainsi de châteaux qui, tous, symbolisent un pouvoir. La société féodale, dominée par la caste des guerriers, voit son épanouissement entre les XIIe et XIVe siècles.
Édifice aristocratique, le château médiéval cumule plusieurs fonctions :
Château du Haut-Koenigsbourg
Magali Burger-Vollmer, s.d.
Coll. ADT 67
Un château fort répond à des critères bien définis par le droit public et féodal. Un document du XIIIe siècle, le Schwabenspiegel (Miroir des Souabes), codifie ainsi les éléments constitutifs du château fort :
Il y avait en Alsace de nombreux châteaux de plaine, depuis la simple maison fortifiée au château plus complexe tel que décrit ici.
Ce qui distingue le château de plaine de celui de montagne, c’est son système de défense à 360 degrés : l’attaque pouvant venir de partout, le château doit se défendre par une défense circulaire. C’est le rôle premier que joue le fossé circulaire rempli d’eau (douves), premier et principal système de défense du château.
Derrière ce fossé, le château échelonne ses défenses en profondeur : bastion d’entrée, basse-cour, haute-cour, donjon…
À la différence du château de plaine, le château de montagne est d’abord un outil de guerre, son rôle de refuge pour les populations civiles étant très réduit.
Le choix du site est en général commandé par sa position géographique défensive : sommet de montagne, bout de crête, barre rocheuse… Le rôle du donjon est essentiel, et les habitations et communs se serrent autour de lui ou derrière lui. Aussi les châteaux de montagne sont-ils en général assez petits, hormis quelques notables exceptions comme le Guirbaden ou la Hohlandsbourg, véritables châteaux-garnisons.
Architecturalement, le château répond donc avant tout à des critères militaires :
D’une manière générale, le château se compose de trois parties :
Le donjon constitue la tour principale du château, élément défensif essentiel. Occupant l’endroit stratégique et servant de bouclier défensif aux autres bâtiments du château, il est dirigé du côté de l’attaque. Il est d'ailleurs souvent entouré d’un mur protecteur, appelé mur-bouclier. En cas de prise du burg par l’ennemi, il devient le dernier refuge des défenseurs.
Le donjon médiéval est la seule construction castrale dont le plan est typique :
Le donjon de type tour de défense, représenté ci-contre, est très présent en Alsace, particulièrement dans les petits châteaux de montagne. Ne servant en général pas d’habitat, il est essentiellement un organe de défense où les murs ont plus d’importance que les salles. Ainsi, le donjon de l’Ortenbourg a des murs épais de 3,50 mètres alors que les salles, très exigues, ne mesurent que 4 mètres sur 4.
Le schéma ci-contre permet d'étudier l'évolution du donjon dans les châteaux de montagne alsaciens : sur une centaine d’années, il connaît en effet une remarquable évolution en tant qu’outil de défense.
D’abord carré car plus aisé à construire (Grand Géroldseck), il devient rond afin de dévier la plupart des projectiles et d’atténuer leur impact (Pflixbourg). Il devient ensuite pentagonal, en forme de proue de navire, présentant son angle aigu du côté de l’attaque et se dotant de murs très épais au détriment de la surface des salles (Dreistein). Tournée du côté de l’attaque, cette construction est la plus apte à dévier les projectiles de l’assaillant. Enfin, sommet de la technique de défense à la fin du XIIIe siècle, il s’enchemise en se protégeant sur une partie de sa hauteur en s’enveloppant d’un mur-bouclier (Ortenbourg). À partir de la fin du XIVe siècle son importance, ainsi que celle du château en tant qu’arme de défense, décroît avec l’apparition de l’artillerie.
L’enceinte constitue le second système défensif du château. Sa taille varie de 7 à 12 mètres de haut, pour une épaisseur de 1,50 à 2,50 mètres. Construite en général sur une escarpe qu’elle intègre à son système défensif (rebond des pierres), elle est couronnée de créneaux et merlons, comporte un chemin de ronde et est garnie de hourds ou de mâchicoulis (rares en Alsace). Elle est percée d’archères et de meurtrières. Aux angles, souvent, elle est renforcée d’échauguettes ou de poivrières.
Depuis le sommet des remparts, on jette principalement des pierres, des tonneaux d'excréments, de la chaux vive liquide voire des ruches d'abeilles (comme à Blâmont, en Meurthe et Moselle, en 1475). L'huile bouillante fait partie du folklore, car elle est à l'époque un produit de luxe.
Nommé faussement salle des chevaliers, le palas est l’habitation du seigneur et se trouve derrière donjon, qui lui sert de bouclier.
Il comporte un rez-de–chaussée sur cave, où se trouvent les réserves, la cuisine, voire une écurie. Au dessus, l’étage comprend une grande salle servant à la fois de garde-robe, de salle de réception et de salle à manger pour le seigneur, ses invités mais aussi pour la domesticité. Plus haut se trouvent enfin les chambres à coucher, basses et petites, et souvent la chapelle.
Les conditions de vie sont très difficiles, surtout en hiver (peu de chauffage, peu d’éclairage, peu de mobilier). Ce n’est qu’à partir du XIVe siècle que les conditions de vie deviennent plus agréables. Problème essentiel de la vie d'un château, celui de l'eau. On le solutionne soit en creusant des puits (62,5 mètres de profondeur au Haut-Koenigsbourg), soit en aménageant des citernes pour recueillir l’eau de pluie.
Les communs se trouvent en général dans la basse-cour, espace enserrées entre la chemise du château et une enceinte extérieure. Ils comprennent l’habitation des serviteurs et des servantes, les étables et les écuries, les remises et hangars et éventuellement les cuisines, la boulangerie et les forges.
Dans la basse-cour, le chemin menant au château est conçu comme un chemin de défilement : pour s’emparer du château, l'assaillant est obligé de prendre ce chemin qui longe le plus longtemps possible les murailles, où il est pris sous le tir défensif vertical. C’est par exemple le cas à l’Ortenbourg.
Les portes, qui sont les endroits les plus fragiles de la forteresse, sont dotées de systèmes de défense sophistiqués : succession d’obstacles comme ponts à bascules, pont-levis et herse (grille en fer), flanquement par deux tours, construction d’une barbacane ou d’un bastion avancé…
Le Hohnack, château de type comtal, présente une vaste enceinte polygonale avec des défenses tous azimuts occupant la plate-forme sommitale du Petit-Hohnack. Le donjon central, du XlIe siècle, est indépendant de la chemise et des courtines extérieures, comme ce que l'on peut voir dans d'autres châteaux qui ont appartenu à des familles comtales (Haut-Eguisheim, partie basse de Ferrette, Grand-Géroldseck, Frankenbourg…).
La forteresse a été modifiée vers 1480, avec l'adjonction des quatre bastions et des tours d'artillerie équipées de canonnières. Ces défenses renforcent les angles de l'enceinte : trois sont carrés et seul celui du sud est hémicylindrique. Une barbacane (défense avancée de la grande porte) a été érigée au début du XVIe siècle : de château comtal relativement classique à ses débuts, le Hohnack a évolué vers une forteresse d'artillerie lors de l'avènement des armes à feu.
Symbole de l’autorité et de la puissance du seigneur, lieu stratégique contrôlant une région, une vallée ou un lieu de passage, le château est un véritable outil militaire dont la prise est un enjeu de guerre.
S'emparer d’un château est cependant difficile : son système défensif est en général si bien conçu que, hormis l’effet de surprise ou la trahison, seul le temps, c’est-à-dire un long siège, peut en venir à bout. Mais un siège coûte très cher, demande énormément de temps et des moyens en matériel et en hommes considérables, que seuls quelques seigneurs très puissants (rois, ducs…) sont capables de mettre en œuvre. En général, les assiégeants sont très peu nombreux (quelques dizaines d’hommes, rarement plus de 200), de même que les assiégés (quelques dizaines d’hommes).
En principe, l’art de prendre un château, la poliorcétique, comporte quatre phases : le blocus, les travaux d'approche, l'affaiblissement des défenses (le pilonnage à la machine de guerre) et, enfin, l'assaut. Cela reste purement théorique, car cela nécessite des moyens tels qu’aucun dynaste local ne peut se le permettre entre les XIIe et XIVe siècles.
Les machines de sièges, aptes à détruire les murs, demandent trop de moyens de mise en œuvre et sont impossibles à mettre en batterie en montagne. Les travaux d’approche et l’assaut sont également des affaires très risquées, surtout en montagne. Pour l’assiégeant, la tâche est ardue : abattre des murs, s’emparer de la basse-cour, puis de la haute-cour, puis du donjon, sous les traits, les pierres, les immondices jetés par un ennemi en général très bien protégé. Nul ne se risque en terrain découvert où un carreau d’arbalète est mortel à plus de cent mètres, sans compter les fossés, escarpements et chemins de défilement à franchir.
La meilleure technique constitue donc à affamer l’adversaire : l'assaillant interdit l'arrivée de ravitaillement et attend patiemment à l'extérieur que la faim ou la soif commencent à rendre toute résistance impossible. Mais si la place est fortement gardée et pourvue du nécessaire pour résister, il faut se résoudre au siège long et à l'assaut, avec tours de sièges, échelles, béliers…
En Alsace, les exemples d’assaut sont rares (Guebwiller 1444), l’assaillant préférant la technique de la sape, l'arme la plus redoutable dont il dispose. Les pionniers forent des sapes (tranchées) dans le roc de soubassement. Ces cavités, avant que la poudre ne devienne d'un usage courant, sont remplies de matériaux inflammables et l'on y met le feu. Sous l'action de la chaleur, le rocher éclate et les murs du château s'affaissent. La brèche est ouverte et l'assaut a lieu à risques moindres (Freudeneck, 1408).
Siège du château de Schwanau par les Strasbourgeois en 1333
Ill. Émile Schweitzer, 1894
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 636888)
Au XIVe siècle, la ligue de la paix publique d’Alsace, fondée pour assurer la sécurité de la région, a fort à faire : des seigneurs désargentés et ruinés deviennent brigands de grand chemin, menaçant le commerce et l’économie de la région. Décision est prise de mettre fin à ces agissements. Le premier grand château à être assiégé est celui de Schwanau, près de Benfeld, en 1333 : après un siège en règle de six semaines sans effet, des tonneaux remplis du contenu des fosses d'aisances de la ville de Strasbourg sont expédiés à l'aide de trébuchets sur le château. L'eau est souillée et l'air devient irrespirable. Mais les défenseurs tiennent bon et ne se rendent que lorsque les assiégeants parviennent à mettre le feu au château. Sept des défenseurs sont graciés et mis à rançon, les autres (hormis le plus âgé et le plus jeune) sont décapités. Artisans, charpentiers et forgerons de la citadelle sont catapultés contre les murs. La fortification est rasée. Le siège de Schwanau est l'un des rares cas où furent mis en œuvre d’importants moyens en troupes (milices d’une quinzaine de villes) et en matériel (engins de siège) en Alsace.
Arbalétriers
Le martyr de Saint-Sébastien, v. 1495
Coll. Wallraf-Richartz-Museum, Cologne
L’arme de défense par excellence est d’abord le château lui-même, dont le système architectural très complexe est entièrement conçu sur sa capacité à résister à toute offensive : murs crénelés, archères et meurtrières, hourds et mâchicoulis empêchent toute approche de la part de l’ennemi.
Mais il y a aussi une arme de défense redoutable, l’arbalète. Alors que l’arc est progressivement abandonné car peu adapté à la défense du château, l’arbalète apparaît au XIIe siècle et surclasse rapidement toutes les autres armes. Elle reste utilisée jusqu’au XVe siècle, malgré l'apparition des armes à feu (arquebuses et couleuvrines). Précise, efficace, elle porte jusqu'à 150 mètres en tir tendu. Ses défauts sont son poids et sa cadence de tir (2 carreaux par minute contre 12 flèches pour un bon archer), mais elle est plus facile à manier que l'arc et nécessite moins de temps pour la formation du tireur.
À partir du milieu du XVe siècle, l'arbalète passe au second rang, derrière l'artillerie. Ce changement est dû à l’adaptation du château aux armes à feu. Les boulets de pierre sont taillés sur place, et de nombreux châteaux possèdent une fonderie pour produire les balles en plomb. Au Fleckenstein, à l'Ortenbourg et à Rathsamhausen-Ottrott, on a ainsi découvert des moules à balles, tous datés des XVe et XVIe siècles.
Bientôt, tout cet arsenal offensif et défensif s’avère désuet, le canon faisant son apparition. À côté de la frayeur qu'il inspire, il aura vite fait d'abattre les murs et même, si le boulet est rougi au feu, d'incendier les bâtiments. Avec la poudre, la guerre change de visage, le château militaire est condamné à plus ou moins brève échéance. Peu à peu, il se transforme en résidence (Schloss).