- CRDP d'Alsace - Banque Numérique du Patrimoine Alsacien -

La littérature alsacienne

Par Adrien Finck (Professeur émérite de l'Université de Strasbourg)

Publié le 1er décembre 2010

Il est indéniable qu'Otfried de Wissembourg fut au IXe siècle le premier poète de langue allemande, de même que nul ne contestera la place de Claude Vigée dans la littérature française. Mais dans quelle littérature classer des auteurs qui comme André Weckmann ou Conrad Winter s'expriment tout aussi bien dans la langue de Molière que dans celle de Goethe ou dans le dialecte de leur village natal ?

De telles considérations posent le problème de la définition de la littérature en général et de la littérature alsacienne en particulier. (...)

Avant-propos de l'ouvrage Allerlei, florilège de littérature alsacienne.

En guise de préambuleRevenir au début du texte

Nous pouvons distinguer aujourd’hui trois littératures en Alsace : celle de langue française – langue nationale – et celles en langue régionale qui se présente sous une double forme : l’allemand dialectal d’Alsace (appelé communément l’alsacien), dans ses multiples variantes locales, et le haut-allemand, langue de grande communication (langue écrite ou allemand standard) qui correspond au dialecte. C’est bien cette triphonie qui caractérise la réalité historique en Alsace et, en même temps, l’ouvre sur la scène nationale et internationale. Certains auteurs écrivent d’ailleurs dans la langue nationale et la langue régionale (sous l’une ou l’autre, voire sous ses deux formes). Cette situation complexe est la conséquence des vicissitudes souvent douloureuses et violentes de l’histoire qui a marqué notre province-frontière, tour à tour allemande et française.

L’histoire littéraire en Alsace peut évoquer en frontispice Les Serments de Strasbourg prononcés en 842 par Charles le Chauve et Louis le Germanique après la ruine du grand empire européen et chrétien de Charlemagne : premier document bilingue français et allemand, exprimant d’emblée la scission linguistique et la médiation, préfigurant en quelque sorte et symbolisant la mission bilingue de l’Alsace, l’originalité de notre province.

Le Moyen Âge : un héritage prestigieuxRevenir au début du texte

Hortus deliciarum

Hortus deliciarum
Herrade de Landsberg, XIIe siècle

L’appartenance linguistique de l’Alsace à l’espace germanique remonte à la fin du IVe siècle, au temps des grandes migrations, où les Alamans et les Francs occupent un pays alors habité par des populations celtes, soumises depuis le début de notre ère à l’administration romaine. La première apparition d’une littérature est liée à la christianisation du pays, et deux abbayes ont joué un rôle de premier plan : Murbach (Haut-Rhin) et Wissembourg (Bas-Rhin), principaux centres de la culture monastique du VIIIe au Xe siècle.

La langue littéraire fut d’abord le latin, langue de l’Église et de l’école. Le latin a produit au Moyen Âge une littérature dont l’œuvre la plus intéressante allait être le recueil Hortus Deliciarum, richement illustré, de l’abbesse Herrade de Landsberg (XIIe siècle).

Mais très tôt s’était fait sentir le besoin de traductions et de créations en allemand, langue du peuple.

L’œuvre maîtresse est alors le Livre des Évangiles (deuxième moitié du IXe siècle) qui – en seize mille vers – relate la vie et l’enseignement du Christ. L’auteur, le moine Otfried de Wissembourg, est le premier poète en langue allemande dont nous connaissions le nom. Écrite en francique rhénan, l’œuvre est dédiée au roi Louis le Germanique et précise explicitement l’intention de créer une littérature nationale du peuple franc, qui puisse rivaliser avec les œuvres de l’Antiquité. Le poème est important également par le fait qu’il consacre l’introduction, dans la littérature allemande, du vers rimé d’origine latino-chrétienne, face à la vieille tradition germanique du vers allitéré (Stabreim).

Vers la fin du XIIe siècle, c’est la civilisation courtoise qui, sous le règne des Hohenstaufen, entraîne la période la plus brillante du Saint Empire romain germanique et se manifeste en Alsace par un épanouissement des arts et des lettres. C’est l’époque des cathédrales et des châteaux, et en littérature, de l’épopée et de la poésie courtoises. L’Alsace, avec tout le sud de l’Allemagne, est au centre de l’activité littéraire, et la langue poétique, qui tend à s’unifier (le moyen-haut-allemand), s’inspire des parlers de ces régions. On le sait : la civilisation courtoise est placée sous le signe de l’influence française, la poésie des troubadours est venue de Provence, les poètes allemands prennent volontiers leurs sujets dans la littérature française ; l’Alsace est bien placée dans ce jeu des grandes influences où souffle l’esprit.

Gottfried von Straßburg

Gottfried von Straßburg
Enluminure Codex Manesse, fol. 364r, XIIe siècle

Le classique de la poésie courtoise allemande, du Minnesang (Chant d’Amour), est Reinmar de Haguenau : il a vécu à la cour des ducs d’Autriche à Vienne où il fut le maître du plus célèbre Minnesänger allemand, Walther von der Vogelweide. Des noms et des textes d’autres troubadours sans doute originaires d’Alsace nous sont parvenus. La plus grande figure de la poésie médiévale d’Alsace et l’un des poètes les plus prestigieux du Moyen Âge allemand est Gottfried de Strasbourg. Il a laissé un vaste poème inachevé, Tristan et Iseult (Tristan und Isolde), début du XIIIe siècle, où il traduit et recrée, reprend et enrichit le beau conte d’amour et de mort, en s’inspirant notamment du poème courtois de Thomas de Bretagne. Il a paré la légende d’un art poétique raffiné, souvent qualifié de français. La transposition allemande du Roman de Renart (Reinhart Fuchs) fut sans doute également l’œuvre d’un Alsacien, Heinrich dit der Glichesaere (le Sournois).

La fin du Moyen Âge est une période de troubles, de misères et d’épidémies, de bûchers et de lueurs d’apocalypses : elle s’accompagne de ferveurs et de crises religieuses. La littérature mystique connaît un développement significatif. Le Strasbourgeois Johannes Tauler, disciple de Maître Eckhart, est l’un des grands représentants de la mystique rhénane ; sa réputation de prédicateur était considérable. On a coutume de le présenter comme le moraliste parmi ces mystiques. Son apport littéraire n’en est pas moins réel : l’expérience mystique a contribué fortement à enrichir un vocabulaire où puiseront les poètes.

Renaissance, humanisme, réforme : l’âge d’or des lettres en alsaceRevenir au début du texte

L’époque de la Renaissance, de l’Humanisme et de la Réforme (XVIe siècle) est volontiers appelée l’Âge d’or des lettres en Alsace. Une fois de plus, l’Alsace est bien placée dans les grands courants de civilisation et joue un rôle essentiel dans l’épanouissement littéraire du monde germanique. Le couloir rhénan est l’axe de l’esprit nouveau, et de Brant à Fischart, quelques-uns des principaux écrivains sont originaires de notre province.

C’est aussi l’époque où de grands artistes œuvrent chez nous : Mathis Nithardt (Grünewald), qui peint le célèbre retable d’Issenheim, sans doute le chef-d’œuvre le plus significatif de l’art allemand ; Martin Schongauer (La Vierge au buisson de roses, Colmar), Hans Baldung Grien, Nicolas de Leyde…

Beatus Rhenanus

Beatus Rhenanus
Portrait anonyme, v. 1550
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 680249)

Un événement-clé : l’apparition de l’imprimerie. C’est à Strasbourg que Gutenberg, venu de Mayence, imagine vers 1440 le procédé de la typographie associée à la presse à bras, avant de perfectionner et de mettre en œuvre son invention, lorsqu’il sera de retour dans sa ville natale. À Strasbourg également, Johannes Mentelin imprime vers 1466 la première Bible allemande.

Le XIVe siècle est aussi celui des luttes religieuses. Les déchirements qu’elles provoquent, même si la Réforme triomphe à Strasbourg, se répercutent sur la vie des lettres et des arts, qui ne sont que trop sollicités de se mettre au service des rivalités et des intérêts confessionnels. Plus gravement encore, la guerre des paysans, l’insurrection et la répression vont ensanglanter l’Alsace et susciter dans le peuple un traumatisme.

L’Humanisme en Alsace est lié à l’École de Sélestat, dont témoigne encore la riche bibliothèque qui nous est parvenue presque intacte. Trois Sélestadiens célèbres : le fougueux Wimpfeling qui se vit appelé l’éducateur de la Germanie ; le doux érudit Beatus Rhenanus, disciple et ami d’Érasme, le réformateur Martin Bucer. En 1558 fut fondée à Strasbourg la Haute École, cellule initiale de l’Université, confiée au pédagogue et réformateur Johannes Sturm.

La nef des fous, de Sebastian Brand

La nef des fous, de Sebastian Brand
Gravure anonyme, v. 1510

La langue des Humanistes est par excellence le latin. La littérature de langue allemande n’en fait pas moins preuve d’une vitalité exceptionnelle et s’adresse à un public plus large.

À la charnière de l’ordre ancien et de l’esprit nouveau, Sebastian Brant écrivit sa fameuse Nef des fous, Das Narrenschiff (1494), qui fit bientôt l’objet de maintes rééditions, traductions, continuations et contrefaçons. Brant est un moraliste érudit et sévère, mais doué d’une veine satirique remarquable, à la fois sentencieuse et truculente, dans une langue qui mêle les réminiscences savantes aux expressions populaires. Le livre, écrit en vers rimés, s’enrichissait de gravures sur bois (certaines seraient l’œuvre du jeune Dürer) aux figures et allégories frappantes.

L’un des thèmes majeurs de l’époque était la crise et la rénovation de l’Église, et cette préoccupation allait aboutir à la Réforme luthérienne ; d’où l’importance de quelques grands prédicateurs, c’est-à-dire aussi de moralistes. Ainsi, la renommée de Johannes Geiler de Kaysersberg, réformateur catholique au verbe puissant et satirique, s’étendait au loin. Une époustouflante virtuosité verbale caractérise le Franciscain Thomas Murner. Ses écrits polémiques continuent sa prédication, et c’est encore le thème de la folie humaine qu’il traite, sur le mode ironique ou indigné. Adversaire passionné de Luther, il composa plusieurs pamphlets d’une violence exacerbée. Ajoutons que le prédicateur fut aussi un écrivain du terroir, aimant citer les noms de lieux de sa province et accumuler dans ses jeux de mots des idiotismes alsaciens. Dans sa polémique avec Wimpfeling se profile déjà le problème de l’identité alsacienne, Murner lui-même se sentant à la fois français et allemand. Il est permis de dire que Murner comme Brant et Geiler incarnent le génie alsacien porté à l’engagement moral, à la satire ou à l’humour. Ces grands anciens ont fondé une tradition vivante jusqu’à nos jours, tradition qui se réfère volontiers à eux.

Avec l’essor de l’imprimerie, la lecture pouvait s’étendre, ce qui explique l’apparition d’une littérature romanesque, notamment de livres populaires (Volksbücher). Le Colmarien Jörg Wickram est considéré en littérature allemande comme le créateur du roman bourgeois de l’époque. Dans un genre plus léger, mais où l’intention morale reste présente, il composa son Rollwagenbüchlein (1537), destiné à distraire les voyageurs des diligences. De même, le Franciscain de Thann Johann Pauli, disciple de Geiler, n’avait pas hésité à publier un recueil de récits divertissants et moralisants (Schimpf und Ernst, 1522). Ce recueil fut longtemps le modèle d’une littérature populaire très répandue, à laquelle l’Alsace a beaucoup contribué : on a pu observer que presque deux tiers des livres de ce genre en langue allemande (appelés Schwankbücher) venaient alors d’Alsace.

La lignée didactique et satirique qui part de Brant, passe par Murner et caractérise si fortement la littérature alsacienne, aboutit dans la deuxième moitié du XVIe siècle à Johann Fischart dont l’œuvre est le bouquet d’un feu d’artifice verbal. Il reste surtout le traducteur, l’adapteur ou le re-créateur allemand du Gargantua de Rabelais, du moins du premier livre. Fischart est ainsi le Rabelais allemand, comme on a pu l’appeler. Son invention verbale est inépuisable. Nous retrouvons avec cet adaptateur génial de Rabelais, auteur d’un Gargantua plus rabelaisien que nature, la fonction médiatrice de l’Alsace entre la France et l’Allemagne.

Du XVIIe au XIXe siècle : déclin et possibilités nouvellesRevenir au début du texte

Jusqu’à la fin du XVIe siècle, des écrivains d’Alsace ont joué un rôle – souvent de premier plan – dans la littérature allemande ; par la suite, on ne peut parler que d’un déclin, et bien entendu, il faut y voir une conséquence de l’annexion de l’Alsace à la France lors des traités de Westphalie (1648) suivie de la capitulation de Strasbourg (1681). La réalité est cependant plus complexe. Il ne faut pas oublier non plus les répercussions de la terrible saignée que fut pour notre province la guerre de Trente ans. Le baroque Michael Moscherosch, moraliste satirique et défenseur de la langue allemande, est le dernier auteur d’importance ; après lui, la littérature allemande d’Alsace se réduit à la dimension régionale. L’allemand n’en restait pas moins la principale langue littéraire et culturelle ; signalons notamment au XVIIIe siècle l’écrivain et pédagogue (bilingue) colmarien Gottlieb Konrad Pfeffel. Mais l’Alsace allait se retrouver de plus en plus à l’écart, coupée de l’évolution vivante de la littérature allemande.

Statue de Goethe devant le palais Universitaire, à Strasbourg

Statue de Goethe devant le palais Universitaire, à Strasbourg
Photo Eric Holcomb, 2009

Si elle reste présente dans l’histoire littéraire allemande, c’est surtout grâce au séjour du jeune Goethe à Strasbourg en 1770-71, date mémorable, puisqu’elle marque le début du mouvement de rénovation dit Sturm und Drang, d’un printemps du lyrisme allemand. À l’instigation de Herder, nouveau philosophe de l’époque, promoteur du Volkslied et séjournant alors également à Strasbourg, Goethe allait recueillir dans la campagne alsacienne les vieilles chansons populaires. On connaît l’enthousiasme du poète pour l’art gothique de la cathédrale, où il eut la révélation d’un art qu’il croyait allemand ; on connaît sans doute encore plus son amour pour Frédérique, la fille du pasteur de Sessenheim. Un autre poète allemand séjournait en Alsace : le tumultueux Stürmer und Dränger Lenz, lui aussi amoureux de Frédérique, et qui, dans une crise psychique grave, devait trouver refuge chez le pasteur et philantrope Oberlin au Ban-de-la-Roche. Dans le même contexte littéraire, nous pouvons mentionner un écrivain autochtone, Heinrich Leopold Wagner, auteur d’une œuvre dramatique violente sur le thème de l’infanticide (Die Kindermörderin, 1776).

Vers le milieu du XIXe siècle, rappelons également les séjours à Strasbourg du jeune poète révolutionnaire allemand, Georg Büchner. Mais au cours du siècle, les grands courants novateurs (du réalisme au naturalisme) n’ont guère trouvé d’écho en Alsace. La littérature régionale au XIXe siècle est représentée notamment par Daniel Ehrenfried Stoeber et ses fils Auguste et Adolphe. Leur langue littéraire est l’allemand, leur inspiration reste traditionnelle. Signalons le recueil historique Sagen des Elsasses (1852) d’Auguste Stoeber, un important travail de recherche et de rédaction, principale référence des nombreuses éditions ultérieures de nos légendes d’Alsace.

C’est au début du XIXe siècle qu’apparaît alors la littérature dialectale. Rappelons, au cours du XVIe siècle, la constitution du nouveau-haut-allemand déterminé fortement par la langue de Luther, traducteur de la Bible ; de même, l’invention et les développements de l’imprimerie, événement décisif dans l’évolution linguistique et littéraire. Ainsi se précisait une différence de plus en plus flagrante entre la langue écrite et les parlers des régions, les dialectes. Le romantisme, avec son retour aux sources, allait faire découvrir en littérature ces langues populaires. Le fondateur de la poésie alémanique est le Badois Johann Peter Hebel (Alemannische Gedichte, 1803). En 1816, Der Pfingstmontag du Strasbourgeois J.-G. Daniel Arnold marque le début de la littérature dialectale en Alsace. Il s’agit d’une comédie en vers qui fournit un tableau de la bourgeoisie strasbourgeoise de l’époque et de son parler. Goethe lui-même, dans un compte rendu élogieux, a donné une sorte de consécration à cette œuvre du terroir.

Henriette-Louise, baronne d'Oberkirch

Henriette-Louise, baronne d'Oberkirch
Portrait E. Lehr, 1870
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 644588)

Une littérature autochtone de langue française ne se manifeste que lentement. Sans doute est-ce la Baronne d’Oberkirch qui, avec ses Mémoires (fin du XVIIIe siècle), inaugure le mieux la lignée des écrivains alsaciens d’expression française. Jean H.-F. Lamartelière (Schwingdenhammer) s’est fait connaître comme adaptateur du théâtre de Schiller. Si Rouget de Lisle compose La Marseillaise à Strasbourg, des poètes alsaciens chantent la Révolution en vers allemands.

Une certaine importance historique revient à Louis Spach dont le roman Henri Farel (publié à Paris en 1834) peut être cité comme le premier roman alsacien en langue française. Vers la fin du siècle, Erckmann et Chatrian popularisent en France une certaine image de l’Alsace, mais à vrai dire, ils se situent plutôt en dehors de la vie littéraire de notre province. En 1871, avec l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne après la défaite de la France, l’histoire fait encore violemment irruption et provoque une nouvelle cassure dans l’évolution linguistique et littéraire.

Le XXe siècle : l’héritage et le présentRevenir au début du texte

L’histoire littéraire au XXe siècle se structure de façon assez flagrante selon les dates de l’histoire politique, sous le signe de la violence des deux guerres mondiales.

Première période

Friedrich Lienhard

Friedrich Lienhard
Portrait anonyme, v. 1910
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 678526)

La première période englobe la situation de la littérature en Alsace allemande (Reichsland Elsaß-Lothringen), jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Elle entraîne un nouvel essor de la Dichtung de langue allemande, revalorisée, soutenue par des immigrés allemands, tandis que la littérature alsacienne d’expression française se réfugie essentiellement à Paris, chez les optants et leurs fils. Entre la politique allemande de germanisation et l’esprit français de la revanche, la tension des contraires reste vive. Le premier à retrouver une importance nationale en littérature allemande est Friedrich Lienhard qui incarne le mieux l’option allemande et conservatrice, avant qu’une jeune génération cherche à dépasser l’antagonisme franco-allemand et à susciter un renouveau artistique, avec René Schickele, chef de file de ces jeunes Stürmer, les fils d’immigrés allemands Otto Flake et Ernst Stadler, puis Hans Arp et Yvan Goll. Ils vont jouer un rôle important dans l’histoire littéraire : Schickele, Stadler, Goll comptent parmi les fondateurs du mouvement expressionniste, et Arp sera l’un des artistes et poètes du dadaïsme sur la scène européenne. La vie culturelle régionale est très marquée par la littérature dialectale qui trouve alors sa pleine fonction historique d’expression de l’identité, pour résister à l’assimilation allemande, mais aussi pour mieux se définir par rapport aux nostalgies du souvenir français. Notons l’activité de Gustave Stoskopf, sa comédie célèbre D’r Herr Maire et la fondation du Théâtre alsacien de Strasbourg (1898) ; en poésie, les frères Albert et Adolphe Matthis ; en prose, Marie Hart. Soulignons que c’est aussi dans cette période que se situe la vocation d’Albert Schweitzer, la plus haute figure alsacienne du XXe siècle.

Seconde période

La seconde période mène d’une guerre à l’autre. Le retour à la France entraîne une fois de plus le changement de la situation linguistique, aggravé par l’intensification des idéologies nationalistes. Entre les retours et les exils, la politique française d’assimilation et les diverses réactions autonomistes, la création littéraire reste instable, entravée par les antagonismes et les refoulements. Les grands anciens ne résident plus dans leur province : suite à son engagement pacifiste au cours de la guerre, Schickele s’installe en Pays de Bade, intellectuellement au-dessus des frontières nationales (il compose à cette époque sa grande trilogie romanesque Das Erbe am Rhein), avant de fuir le national-socialisme, de se réfugier et de mourir en Provence (non sans publier une de ses dernières œuvres en français : Le Retour) ; Arp et Goll rejoignent l’avant-garde artistique à Paris et se mettent à écrire en langue française. En Alsace, la littérature allemande se réduit de nouveau à la dimension régionale, dans un contexte défavorable (citons par exemple les noms de Paul Bertololy, Claus Reinbolt, Georges Schaffner), tandis que les lettres françaises ne reprennent qu’un difficile envol, notamment grâce à Maxime Alexandre, bilingue, qui participera dans les années vingt à l’activité du groupe surréaliste à Paris, puis suivra un itinéraire très personnel et marginal. Quant à la poésie dialectale, elle reste vivante et aboutit chez le sundgovien Nathan Katz à un classicisme étonnant, plutôt méconnu de son temps.

Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, l’Alsace a été durement éprouvée par l’annexion national-socialiste ; elle fut soumise à une germanisation forcenée, à une politique d’assimilation totale sous l’effet de la terreur fasciste. Cette situation a paralysé la vie littéraire et allait avoir des répercussions traumatisantes.

La libération de l’Alsace marque un grand moment d’enthousiasme patriotique, elle entraîne un refoulement de l’allemand (conséquence du traumatisme de l’occupation) ; le dialecte est également plus ou moins réprouvé, interdit jusque dans la cour de l’école. Il en résultera une mutation historique : le déclin de l’alsacien, la perspective de sa quasi-disparition. Il faudra attendre le dernier tiers du siècle pour déceler des signes plus favorables à un avenir bilingue, grâce à la réconciliation franco-allemande, la perspective européenne. La littérature est profondément concernée par ces événements.

Germain Muller

Germain Muller
Photo Claude Truong-Ngoc, 1980

C’est la présence des lettres françaises qui s’impose de plus en plus, signe du changement décisif de la situation linguistique et culturelle. Des écrivains d’origine alsacienne arrivent à se faire connaître sur le plan national, de Jean-Paul de Dadelsen à Claude Vigée, et par la suite d’autres noms pourraient être cités, du romancier Alfred Kern au peintre et poète Camille Claus, de Jean Egen à René Ehni, ainsi que de jeunes auteurs d’une nouvelle poésie d’Alsace francophone (exemple : Jean-Paul Klée). Pour la traditionnelle littérature allemande jamais les temps ne furent plus difficiles, l’édition en Alsace devenant presque impossible, étant donné le manque d’un public germanophone suffisant. Pourtant, les grands anciens Arp et Goll, dans une dernière phase de leur œuvre, reviennent à l’allemand de leur jeunesse, et en Alsace, la vieille génération continue d’écrire l’allemand (citons par exemple le journaliste et romancier Marcel Jacob, le poète Paul-Georges Koch, le cas le plus curieux étant Alfred Kastler, Prix Nobel de physique et poète de langue allemande). Le dialecte est défendu et illustré avec beaucoup de succès populaire par la verve satirique du cabaret Barabli de Germain Muller, auteur également d’une pièce majeure de notre répertoire dramatique : Enfin… redde m’r nimm devun (1948). La tradition de la poésie dialectale est maintenue de même par l’ancienne génération, de Lina Ritter (souvenons-nous de ses remarquables Elsässeschi Haiku écrits dans les années soixante) à Émile Storck, Georges Zink jusqu’à Raymond Matzen, et la présence de Nathan Katz constitue toujours une référence sûre.

Enfin, une charnière est décelable au début des années soixante-dix : une nouvelle prise de conscience de l’identité alsacienne. Elle est en corrélation avec la levée du tabou qui pesait sur le dialecte, la réintroduction de l’allemand à l’école élémentaire, la création de l’enseignement de l’option Langue et Culture Régionales. Elle est essentiellement l’œuvre des poètes bilingues, de chanteurs, d’écrivains et de militants culturels. Elle marque un renouveau de la poésie dialectale, sous le signe de la protestation, non sans l’apport significatif du mouvement écologique. Le représentant le plus connu est alors André Weckmann dont la renommée s’étend dans l’ensemble de l’espace alémanique transfrontalier. D’autres poètes, anciens et nouveaux, s’engagent dans ce contexte en faisant entendre leurs voix diverses : Adrien Finck, Jean-Paul Gunsett, Gaston Jung, Sylvie Reff, Jean-Paul Sorg, Conrad Winter... Les chanteurs popularisent le mouvement (exemple : René Egles). Une contribution majeure à notre poésie dialectale : les deux grands poèmes de Claude Vigée, écrits à Jérusalem dans les années quatre-vingt : Schwàrzi sengessle flàckere ém wénd et Wénderôwefîr. La littérature en haut-allemand n’est pas sans participer à cette renaissance poétique ; Adrien Finck, André Weckmann, Conrad Winter marquent en ce sens une étape en 1981 dans leur publication In dieser Sprache, défense et illustration d’un autre allemand, lié à la spécificité alsacienne et ouvert sur l’évolution moderne. Notons l’importante œuvre romanesque d’André Weckmann qui renouvelle de façon critique le genre du Heimatroman (Wie die Würfel fallen, 1981 ; Odile oder das magische Dreieck, 1986, et sa version française La roue du paon, 1988). À la fin du siècle, ce mouvement rénovateur a dépassé sa phase la plus engagée, mais caractérise toujours la création littéraire en langue régionale. Un chant du cygne de la millénaire littérature allemande en Alsace ?

Le florilège que nous présentons ici réserve une place importante au XXe siècle et aux auteurs vivants. Ils donnent l’exemple d’une triphonie alsacienne, dans l’espoir d’une europhonie, à l’issue d’un siècle de violences et de mutations. Citons en conclusion le chant de vie de Sylvie Reff, chant qui sonne comme un testament :

Il n’est pas beau, les enfants, le monde qu’on vous laisse…
... Soyez fiers quand même d’être des hommes...
Kinder, m’r lonn ejch ken scheeni Welt,
Frööje nitt worum, worum !
Seje trotzdem stolz, e Mensch ze sinn,
Denn lawendi isch m’r nie genüe
.