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Jardins ouvriers, familiaux
et de guerre

Par Christelle Strub

Publié le 1er octobre 2010

Éléments de définitionRevenir au début du texte

Incitation à la culture des légumes pendant la seconde guerre mondiale

Incitation à la culture des légumes pendant la seconde guerre mondiale
Affiche anonyme, v. 1942
© Archives de Strasbourg (1 AFF 403)

Les premières lois sur les jardins familiaux apparaissent sous le régime de Vichy.

Les lois du 7 mai 1946 (loi n°46-935), du 26 juillet 1952 (n°52-895) et du 10 novembre 1976 précisent la définition du jardin ouvrier devenu familial.

Depuis un décret du 28 septembre 1990, les jardins familiaux sont ainsi définis dans l’article L561-1 du Code rural et de la pêche maritime :

Les associations de jardins ouvriers, qui ont pour but de rechercher, aménager et répartir des terrains pour mettre à la disposition du chef de famille, comme tel, en dehors de toute autre considération, les parcelles de terre que leurs exploitants cultivent personnellement, en vue de subvenir aux besoins de leur foyer, à l'exclusion de tout usage commercial, doivent se constituer sous la forme d'associations déclarées ou reconnues d'utilité publique conformément à la loi du 1er juillet 1901.

Source : Legifrance.

Évolution historiqueRevenir au début du texte

Évolution du nombre des jardins familiaux à Strasbourg (1908-2003) :

- 1908 : 62
- 1918 : 1219
- 1944 : 6775
- 1975 : 3173
- 1980 : 3851
- 2003 : 4600, sur 162 ha

Les origines : l’Angleterre et l’Allemagne

La naissance du jardin ouvrier est liée à l’industrialisation et à la naissance d’une nouvelle catégorie sociale, l’ouvrier. Les premiers champs des pauvres sont institués dès 1819 dans le berceau de l’industrialisation, l’Angleterre. Ils sont alors destinés aux indigents et aux personnes sans emploi, et sont conçus comme des remèdes à la misère du prolétariat naissant.

Ce modèle est repris dans le Schleswig-Holstein, à Kiel, en 1830 sous la forme des Armengärten, puis se propage dans les villes d’Allemagne du nord : à Leipzig, on dénombre 239 jardins en 1832 ; à Königsberg, ou à Berlin on en dénombre déjà 2 800 en 1880. À Leipzig, le médecin Daniel G.-M. Schreber développe le mouvement des Schreber und Kleingärtnervereine. Schreber souhaitait la création de terrains de jeux pour les enfants. L’idée est reprise après sa mort par une association, Schreberverein, qui crée à partir de 1868 des terrains de jeux sous forme de jardins scolaires. L’expérience échoue et les jardins sont transformés en jardins familiaux. Ce mouvement s’étend à partir de là à toute l’Allemagne.

En France, l’origine des jardins est plus récente. Dès 1850, une première tentative est faite en Ardennes par la conférence de Saint-Vincent-de-Paul qui alloue un jardin aux plus déshérités. Des bureaux de bienfaisance municipaux ou des œuvres de charité pratiquent l’assistance par le travail de la terre. Les premiers jardins ouvriers apparaissent à Sedan en 1893, à l’initiative de l’œuvre de la reconstruction de la famille fondée par l’épouse d’un industriel. En 1894, à Saint-Étienne, des jardins sont créés. En 1896, le député du nord, l’abbé Lemire, fonde la Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer, dont l’objectif était d’établir la famille sur sa base naturelle et divine qui est la possession de la terre et du foyer. Cette ligue, qui fédère un certain nombre d'associations, est reconnue d’utilité publique en 1909 et est aujourd'hui connue sous le nom de Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs (FNJFC).

Les premiers jardins en Alsace (début XXe siècle)

En Alsace, les cités ouvrières aménagées dans le Haut-Rhin par les industriels du textile ou de la potasse comportaient déjà un jardin d’utilité. De même certaines communes attribuaient un lopin de terre à cultiver à de jeunes couples mariés, comme c’était le cas jusqu’à la première guerre mondiale à Bischheim. Mais les véritables jardins ouvriers n’apparaissent en Alsace qu’au début du XXe siècle, sous l'influence du mouvement des Schreber und Kleingärtnervereine.

À Strasbourg, en 1907, un instituteur nommé Haber proposa au conseil de l’Assistance publique, dont il était membre, de mettre à disposition des familles nécessiteuses des parcelles de terres pour leur permettre de cultiver des légumes destinés à leur propre consommation. Cette proposition fut approuvée par le docteur Adolphe Garcin, médecin de la ville et membre du conseil municipal. La ville de Strasbourg prit en location, pour une durée provisoire de neuf ans, une série de parcelles appartenant à l’administration des hospices civils situées entre Koenigshoffen et Cronenbourg. Elles furent cédées gratuitement à des pères de familles pris en charge par l’Assistance publique, à condition que les produits du jardin soient exclusivement destinés à la consommation familiale. S’y ajoutèrent des jardins dans le faubourg de Cronenbourg et au Heiritz. Ces parcelles étaient alors appelées des Armengärten. En 1912, après la mort de Garcin, la Société de Prévoyance Sociale prit en main la gestion des parcelles et le bénéfice fut ouvert aux familles ouvrières non assistées. Des jardins sont créés à la Kibitzenau et à la Meinau.

En ce début de XXe siècle, les considérations moralistes et hygiénistes priment : il s’agit d’améliorer la santé des familles mal logées, de promouvoir l’éducation familiale par le travail en commun dans le jardin, de favoriser l’ordre, l’épargne, le sentiment de la propriété individuelle, de préserver les liens familiaux et d’écarter les hommes du cabaret.

Les jardins de guerre

Place de la République convertie en jardins de guerre

Place de la République convertie en jardins de guerre
Photo anonyme, 1943
© Archives de Strasbourg (112 Z 10/493)

Le mouvement des jardins ouvriers connaît un essor avec la première guerre mondiale. Pour résoudre les problèmes de ravitaillement et de subsistance, le Reich ordonne la création de jardins de guerre dans les villes de plus de 10 000 habitants. En Alsace, de nombreux terrains disponibles et places publiques sont alors transformés en jardins de guerre, à l'image de la place de la République, à Strasbourg.

En 1915, la mairie de Colmar fait par exemple saisir tous les terrains en friche et les met gratuitement à la disposition de ceux qui veulent les cultiver. À Strasbourg, le nombre de locataires de jardins est en forte hausse : on dénombre en effet quelques 1 165 locataires en 1917.

Les jardins de guerre réapparaissent lors de la seconde guerre mondiale. Ils sont alors un moyen de lutter contre le rationnement alimentaire. Durant la guerre, on en dénombre 6 775 jardins à Strasbourg, 1 600 à Colmar et près de 1 300 à Mulhouse.

L’essor des jardins (1920-1950)

Jardins ouvriers, place d’Austerlitz

Jardins ouvriers, place d’Austerlitz
Rapport sur le développement des jardins ouvriers à Strasbourg, v. 1922
© Archives de Strasbourg (97 MW 343)

Durant l’entre-deux-guerres, les jardins ouvriers connaissent un essor considérable et de nombreuses associations voient le jour. L’Alsace découvre l’œuvre française des jardins ouvriers.

Jusqu’en 1950, la valeur économique du jardin passe au premier plan. Les légumes cultivés sont un appoint pour des familles confrontées à la crise économique, dans les années 1930.

Gloriette dans un jardin ouvrier

Gloriette dans un jardin ouvrier
Rapport sur le développement des jardins ouvriers à Strasbourg, v. 1922
© Archives de Strasbourg (97 MW 343)

À Strasbourg, la ville intervient très tôt dans la création et la gestion des jardins familiaux, contrairement aux autres villes alsaciennes dans lesquelles les associations jouent le premier rôle.

En 1919 est créé un service municipal des jardins. Il est chargé d’attribuer, de gérer et de surveiller les jardins, ainsi que de distribuer le fumier provenant des abattoirs municipaux.

Dix ans plus tard, une commission mixte est mise en place pour gérer les jardins ouvriers de Strasbourg. Elle est formée d’élus municipaux, de représentants des associations et de fonctionnaires.

Diplôme d’honneur

Diplôme d’honneur
Société pour le développement des jardins ouvriers, s.d.
© Archives de Strasbourg (série FI)

La plupart des associations alsaciennes sont fondées dans les années 1920-1930. Elles se groupent en fédérations, comme par exemple celle des Amis des Jardins Ouvriers d’Alsace, créée en 1927 et affiliée à la Ligue du Coin de Terre et du Foyer. Cette fédération publie, à partir de 1927 la Gazette des Amis des Jardins Ouvriers. En 1934, environ 9 000 jardiniers alsaciens, parmi lesquels une majorité d’ouvriers, sont groupés en associations.

Ces associations organisent des cours de jardinage et des conférences, proposent des achats groupés de produits, organisent des concours, des fêtes ou des excursions. À Sélestat, en 1927, l’association des Jardins Ouvriers de Sélestat, créée en 1925, organise le premier corso fleuri. L’idée est reprise par la ville deux années plus tard. Depuis, l’association y participe chaque année avec un char. L’association des Amis des Jardins Ouvriers de Brumath, créée en 1929, organise depuis 1935 une exposition de créations florales dans le cadre de la foire aux oignons. Ces associations alsaciennes de jardiniers nouent des contacts et des échanges avec les sociétés allemandes et suisses.

Avec la crise économique de 1929, le jardin retrouve sa vocation première de lutte contre la misère. En 1933, le conseil municipal de Strasbourg décide l’aménagement de jardins ouvriers pour les chômeurs au Ziegelwasser, dans le quartier du Neudorf.

Débats du conseil municipal de la ville de Strasbourg en 1933

Aménagement de jardins ouvriers pour les chômeurs près du bain du Ziegelwasser au Neudorf. M. l’adjoint HEIL : Je vous demande de bien vouloir adopter le projet de délibération suivant :

le conseil, sur la proposition des 1ère et 2e commissions, délibère : sont approuvés :
1. l’aménagement de jardins ouvriers pour chômeurs et familles nombreuses près du bain du Ziegelwasser ;
2. l’érection autour de ces jardins d’une clôture en poteaux de fer et treillis de fil de fer aux frais de la Ville ainsi que l’inscription du crédit nécessaire à cet effet se montant à 4.950 fr., au budget supplémentaire pour 1933 ;
3. l’adjudication de gré à gré des travaux à M. Émile Sieffert, maître-serrurier, rue du Ziegefeld au Neudorf.

Adopté.

Archives de Strasbourg. Débats du conseil, p. 60

Le déclin des jardins durant les Trente Glorieuses

Après la seconde guerre mondiale, dans un contexte de forte croissance démographique et d’urbanisation accélérée, les municipalités dénoncent de nombreuses parcelles de jardins ouvriers. Ces jardins, désormais dénommés jardins familiaux, laissent la place à des logements et à des équipements collectifs. Les Alsaciens délaissent le jardinage au profit d’autres loisirs et préfèrent désormais acheter leurs légumes dans les nouveaux hypermarchés plutôt que les cultiver eux-mêmes.

Pourtant, de nouveaux lotissements de jardins familiaux sont aménagés dans les villes. À Strasbourg, dans les années 1950, la municipalité crée cinq lotissements de jardins familiaux permanents situés à Neudorf-sud près du parc de la Meinau, à la Robertsau, au Neuhof près de la cité Solignac, à la Montagne-Verte et à la Robertsau près de la cité de l’Ill.

Ces nouveaux jardins familiaux sont souvent aménagés dans des espaces verts situés à proximité des grands ensembles d’habitation. Ils s’intègrent dans les grandes opérations d’urbanisme et y trouvent là une nouvelle vocation : corriger les aspects négatifs des grands ensembles d’habitation.

Jardins familiaux d’Hautepierre

Jardins familiaux d’Hautepierre
Photo F. Zvardon
© Région Alsace - Service de l'Inventaire et du Patrimoine, s.d.

L’exemple le plus emblématique est le parc-jardins créé à proximité de la cité d’Hautepierre à la fin des années 1970.

Aménagée au nord de Strasbourg à partir de 1969 sur les plans de l’urbaniste Pierre Vivien, la cité d’Hautepierre est organisée en mailles hexagonales prévues pour abriter chacune un millier de personnes et des équipements collectifs. Pierre Vivien intègre à son projet d’ensemble la création de parcelles de jardins familiaux en leur donnant des formes originales : des îlots circulaires, des spirales et des formes géométriques. Ces jardins sont aménagés en 1977. En 2003, le lotissement d’Hautepierre comportait 221 jardins, tous gérés par l’association des Jardins Ouvriers de Strasbourg-ouest.

Durant les Trente Glorieuses, le jardin familial trouve une nouvelle vocation : maintenir l’équilibre physique et moral du travailleur. Il est à ce titre très intéressant de lire la motion votée en 1962 par la fédération des Amis des Jardins Ouvriers d’Alsace, figurant ci-après.

Motion de la fédération des Amis des Jardins Ouvriers d’Alsace, 30 septembre 1962, XVe congrès régional à Strasbourg

Les représentants de 7 000 petits jardiniers du Bas-Rhin et du Haut-Rhin réunis à Strasbourg, le 30 septembre 1962, à l’occasion du XVe Congrès Régional de la Fédération des Amis des Jardins Ouvriers d’Alsace, et du 35e anniversaire de sa fondation (…) expriment aux autorités publiques leur vive inquiétude sur la régression alarmante du nombre de jardins mis à la disposition de l’œuvre du Coin de Terre ; estiment que le Jardin Ouvrier et Familial dans sa structure actuelle, constitue un élément important dans l’ensemble des problèmes sociaux et économiques de notre temps ; que son maintien à titre permanent dans les plans d’urbanisation de nos villes et communes correspond à une nécessité absolue ; rappellent aux Pouvoirs Publics les avantages d’ordre hygiénique, économique et social que procure au travailleur manuel et intellectuel la culture d’un Coin de Terre dont la disparition aura des conséquences graves sur la santé et le bienêtre de beaucoup de familles ; soulignent que la mécanisation des méthodes de travail appliquées par les grandes entreprises industrielles et commerciales, d’une part, et la co-habitation par milliers dans des cités modernes, d’autre part, menacent trop souvent l’équilibre physique et moral de l’homme ; que c’est dans le petit jardin, en contact avec la nature, qu’il trouve durant ses heures de loisir un délassement complet et un vrai bonheur familial. (…)

Céder une parcelle de terre à l’homme traqué par les exigences de la vie moderne, c’est planter un brin de soleil et de joie de vivre dans son existence!

Les jardins familiaux, ville de Strasbourg, 1963. Archives de Strasbourg (217 W 123)

Le renouveau des jardins familiaux depuis la fin des années 1970

Jardins familiaux de la Robertsau

Jardins familiaux de la Robertsau
© Œuvre Lydia Jacob, s.d.
Coll. CEAAC

À Strasbourg, la ville continue de créer de nouveaux lotissements comprenant une gloriette, une prise d’eau, la clôture périphérique du lotissement, les accès, un dépôt d’ordure et un parking. Un lotissement de jardins familiaux est moins coûteux pour une municipalité que la réalisation d’un espace vert. On compte ainsi à Strasbourg 3 173 jardins en 1975 et 3 851 cinq ans plus tard.

Le jardin de travail et d’utilité laisse place à un jardin d’agrément et de loisirs. L’espace bâti et l’espace non cultivé sont désormais plus importants, le jardin devient un espace de loisir et de repos, l’occasion d’occupation saine et physique. Déjà, en 1963, la fédération des Amis des Jardins Ouvriers d’Alsace se demandait si pour le travailleur manuel ou intellectuel qui a dépassé « l’âge sportif », [il y avait] un meilleur moyen d’utiliser ses loisirs qu’en s’adonnant à des travaux de jardinage. Dans un beau cadre de verdure, entouré et assisté de sa famille, la culture de quelques légumes et fleurs est pour lui un emploi idéal de son temps. Travail reposant plutôt que fatiguant, il produit un effet bienfaisant sur sons système nerveux.

Le succès des jardins familiaux ne s’est pas démenti depuis la fin des années 1970. Les listes d’attente pour des jardins familiaux sont bien longues et le jardinage est l'un des secteurs économiques qui ne connaît pas la crise.