Par André Studer
Publié le 1er octobre 2010
Tous ces gens qui affluent à Mulhouse au XIXe siècle à la recherche d’un travail et qui s’installent dans la ville, vivent-ils vraiment dans les conditions très difficiles évoquées dans le fameux rapport du Docteur Villermé ? Après avoir lu les passages les plus évocateurs de ce rapport, il conviendra de les confronter avec ce que nous révèlent les archives locales.
Louis-René Villermé, né à Paris en 1782, sert comme chirurgien dans les armées napoléoniennes. À partir de 1818, il se consacre à l’étude des questions soulevées par les inégalités sociales, comme les inégalités face à la maladie et à la mort. Ses enquêtes constituent une source d’informations sur les débuts de l’ère industrielle et ses travaux ont fait progresser à la fois la démographie ainsi que les études statistiques. Une étude sur les conditions de vie des prisonniers en 1820 rend Villermé célèbre.
Comme membre de l’académie des Sciences morales, il est chargé avec un collègue de réaliser une étude sur l’état physique et moral de la classe ouvrière. Son rapport, de plus de neuf-cent pages, intitulé Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, date de 1840 et concerne les ouvriers de l’industrie textile.
Dans son ouvrage, Villermé dénonce par exemple le travail des enfants et fait apparaître la responsabilité du patronat en la matière. Son texte a une influence notable sur l’élaboration de la loi qui, en 1841, limite le temps de travail des enfants.
En revanche, Villermé tient un discours conservateur quand il s’agit d’expliquer les raisons de la paupérisation et des mauvais rendements des ouvriers adultes. Ces derniers sont accusés d’être portés sur l’alcool, de dilapider leurs salaires, de porter de trop beaux habits les dimanches et jours de fête, d’avoir des mœurs dépravées et de s’éloigner d’un ordre moral qu’ils devraient respecter.
Jusqu’à sa mort, en 1863, Villermé s’intéresse à ces problèmes liés à l’industrialisation. On lui doit par exemple une étude sur les accidents de travail produits par l’outillage mécanique.
Il existe une version abrégée du Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, éditée en livre de poche dans la collection 10/18. C’est l’historien Yves Tyl qui a choisi les pages les plus significatives de l’ouvrage original et qui a également écrit une longue et intéressante introduction au texte de Villermé. Cette version a été imprimée en 1971, à Mulhouse.
Les passages les plus connus, sélectionnés ci-dessous, concernent exclusivement les ouvriers de l’industrie du coton du Haut-Rhin, alors que l’enquête de Villermé portait sur les différents centres d’industrie textile en général, de toute la France.
Ces travaux se divisent, selon le but qu’on se propose, en trois arts distincts : la filature, le tissage, et l’impression des toiles.
(...) Les filatures, surtout celles du département du Haut-Rhin, sont toutes actuellement, à bien dire, de grandes usines…Les ateliers des filatures sont vastes, bien éclairés, mais tenus assez soigneusement fermés, afin de prévenir les courants d’air qui ne manqueraient pas de soulever des nuages de coton, et, dans les salles de filage proprement dit, de sécher et de faire briser les fils.
On distingue deux sortes d’ateliers de tissage, ceux à métiers à bras ou à métiers ordinaires, et ceux à métiers dits mécaniques, qu’un moteur commun fait marcher. Les premiers ateliers, les plus communs, et de beaucoup, sont presque toujours des pièces plus ou moins enfoncées en terre, sombres, humides, peu ou point aérées. Dans les ateliers de tissage mécanique, où les métiers travaillent d’eux-mêmes, les conditions sont différentes. On y trouve à la fois l’espace et la lumière.
Dans les manufactures d’indiennes ou d’impression des toiles de coton, on grave les planches en bois et les cylindres ou rouleaux mécaniques qui servent à imprimer les dessins ou les couleurs ; on dispose les toiles par le lavage, le blanchîment, le séchage,etc., et l’application de certains mordans, à prendre les couleurs dont on veut les revêtir, et à les conserver vives et inaltérables ; on imprime, on fixe sur une des faces de l’étoffe, les dessins ou figures diversement coloriées qu’elle doit présenter. Enfin, on donne aux toiles, après leur impression, les derniers apprêts qu’elles reçoivent pour être livrées au commerce.
C’est dans le Haut-Rhin, dans la Seine inférieure, et plus particulièrement dans la ville de Mulhouse, que l’industrie du coton a pris, en France, le plus grand développement ; elle a fait surtout des pas de géant dans le premier de ces départements. Dès l’année 1827, on y comptait 44 840 ouvriers employés dans les seuls ateliers de filature, de tissage et d’impression d’indiennes… Sept ans plus tard, en 1834, époque de prospérité et d’extension pour ces manufactures, on évaluait approximativement à 91 000 le nombre de leurs travailleurs… (un) quart de la population.
La durée journalière du travail varie… A Mulhouse, à Dornach… les tissages et les filatures mécaniques s’ouvrent généralement le matin à cinq heures, et se ferment le soir à huit, quelquefois à neuf. En hiver, l’entrée en est fréquemment retardée jusqu’au jour, mais les ouvriers n’y gagnent pas pour cela une minute. Ainsi leur journée est au moins de quinze heures. Sur ce temps, ils ont une demi-heure pour le déjeuner et une heure pour le dîner ; c’est là tout le repos qu’on leur accorde. Par conséquent, ils ne fournissent jamais moins de treize heures et demie de travail par jour.
La cherté des loyers ne permet pas à ceux des ouvriers en coton du département du Haut-Rhin, qui gagnent les plus faibles salaires ou qui ont les plus fortes charges, de se loger. Toujours auprès de leurs ateliers. Cela s’observe surtout à Mulhouse. Cette ville s’accroît très vite ; mais les manufactures se développant plus rapidement encore, elle ne peut recevoir tous ceux qu’attire sans cesse dans ses murs le besoin de travail. De là, la nécessité pour les plus pauvres, qui ne pourraient d’ailleurs payer les loyers au taux élevé où ils sont, d’aller se loger loin de la ville, à une lieue, une lieue et demie, ou même plus loin, et d’en faire par conséquent chaque jour deux ou trois, pour se rendre le matin à la manufacture, et rentrer le soir chez eux.
Ainsi à la fatigue d’une journée déjà démesurément longue, puisqu’elle est au moins de quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux, celle de ces allées et retours si fréquents, si pénibles. Il en résulte que le soir ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils en sortent avant d’être complètement reposés, pour se trouver dans l’atelier à l’heure de l’ouverture.
On conçoit que pour éviter de parcourir deux fois chaque jour un chemin aussi long, ils s’entassent, si l’on peut parler ainsi, dans des chambres ou petites pièces, malsaines, mais situées à proximité de leur lieu de travail. J’ai vu à Mulhouse…de ces misérables logements où deux familles couchaient chacune dans un coin, sur de la paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches. Des lambeaux de couverture et souvent une espèce de matelas de plumes d’une saleté dégoûtante, voilà tout ce qui leur recouvrait cette paille.
Du reste, un mauvais et unique grabat pour toute la famille, un petit poêle qui set à la cuisine comme au chauffage, une caisse ou grande boîte qui sert d’armoire, une table, deux ou trois chaises, un banc, quelques poteries, composent communément tout le mobilier qui garnit la chambre des ouvriers.
Cette chambre que je suppose à feu et de 10 à 12 pieds en tous sens, coûte ordinairement à chaque ménage, qui veut en avoir une entière, dans Mulhouse ou à proximité de Mulhouse, de 6 à 8 F. et même 9 F par mois.
Et cette misère, dans laquelle vivent les derniers ouvriers de l’industrie du coton, est si profonde qu’elle produit ce triste résultat, que tandis que dans les familles de fabricants, négociants, drapiers, directeurs d’usines, la moitié des enfants atteint la 29è année, cette même moitié cesse d’exister avant l’âge de deux ans accomplis dans les familles de tisserands et d’ouvriers des filatures de coton.
Il ne faut pas croire cependant que l’industrie du coton fasse tous ces pauvres. Non ; mais elle les appelle et les rassemble des autres pays. Ceux qui n’ont plus de moyens d’existence chez eux, qui en sont chassés, qui n’y ont plus droit aux secours des paroisses (entre autres beaucoup de Suisses, de Badois, d’habitants de la Lorraine allemande), se rendent par familles entières à Mulhouse, à Thann et dans les villes manufacturières voisines, attirés qu’ils y sont d’avoir de l’ouvrage. Ils se logent le moins loin qu’ils peuvent des lieux où ils en trouvent, et d’abord dans des greniers, des celliers, des hangars, etc., en attendant qu’ils puissent se procurer des logements plus commodes.
J’ai vu sur les chemins, pendant le peu de temps que j’ai passé en Alsace, de ces familles qui venaient de l’Allemagne, et traînaient avec elles beaucoup de petits enfants. Leur tranquillité, leur circonspection, leur manière de se présenter, contrastaient avec l’effronterie et l’insolence de nos vagabonds. Tout en eux paraissait rendre l’infortune respectable : ils ne mendiaient pas, ils sollicitaient seulement de l’ouvrage.
Les enfants employés dans les manufactures de coton de l’Alsace, y étant admis dès l’âge où ils peuvent commencer à peine à recevoir les bienfaits de l’instruction primaire, doivent presque toujours en rester privés. Quelques fabricants cependant ont établi chez eux des écoles où ils font passer, chaque jour et les uns après les autres, les plus jeunes ouvriers. Mais ceux-ci n’en profitent que difficilement, presque toutes leurs facultés physiques et intellectuelles étant absorbées dans l’atelier. Le plus grand avantage qu’ils retirent de l’école est peut-être de se reposer de leur travail pendant une heure ou deux.
Sous le rapport de la nourriture, comme sous d’autres rapports, les ouvriers en coton peuvent se diviser en plusieurs classes.
Pour les plus pauvres, tels que ceux des filatures, des tissages, et quelques manœuvres, la nourriture se compose communément de pommes de terre, qui en font la base, de soupes maigres, d’un peu de mauvais laitage, de mauvaises pâtes et de pain. Ce dernier est heureusement d’assez bonne qualité. Ils ne mangent de la viande et ne boivent du vin que le jour ou le lendemain de la paie, c’est-à-dire deux fois par mois.
Ceux qui ont une position moins mauvaise, ou qui, n’ayant aucune charge, gagnent par jour 20 à 35 sous, ajoutent à ce régime des légumes et parfois un peu de viande.
Ceux dont le salaire journalier est au moins de 2 F. et qui n’ont également aucune charge, mangent presque tous les jours de la viande avec des légumes ; beaucoup d’entre eux, surtout les femmes, déjeunent avec du café au lait.
La seule nourriture d’une pauvre famille d’ouvriers composée de six personnes, le mari, la femme et 4 enfants, lui coûte 33 à 34 sous par jour. La dépense moyenne, jugée strictement indispensable à leur entretien complet, serait, d’après mes renseignements : - à Mulhouse : 2F. 63 par jour, 959 F. par an.