Par Jean-Marc Siegel
Publié le 18 juin 2012
Retour à Enseignement des faits religieux
Depuis le milieu du XIVe siècle, et la catastrophe de la grande peste qui s'ajoutait aux guerres continuelles et aux dérèglements climatiques, la mort et la destruction prirent une place d'autant plus importante dans la vie de millions de gens de toutes conditions, de toutes nationalités.
En effet, la peste bubonique, désormais endémique en Europe, frappait les mêmes régions à dix ou quinze ans d'intervalle, emportant à chaque reprise une nouvelle génération d'enfants qui n'avaient pu se constituer d'immunité.
Elle tua Sebastian Münster, et poussa Zwingli, qui en réchappa, à radicaliser sa réflexion sur l'Homme et son rapport à Dieu.
Cette toile de fond, cette Stimmung morbide, s'ajoutait aux misères connues et aux difficultés de la vie quotidienne.
Les danses macabres se multiplièrent en Europe du Nord, exprimant de manière crue et sans concession, la fragilité et la corruptibilité des corps, la violence aveugle de la mort, sans égard pour le statut social, l'âge, la beauté ou l'intelligence. Ces formes extrêmes se multiplièrent sur les murs des églises, des chapelles, des hôpitaux, des cimetières : elles exprimaient le désespoir, et sans doute la fatalisme des gens devant l'inéluctable.
Danse macabre
Peint. Bernt Notke, conservée dans l'église Saint-Nicolas de Tallinn (Estonie) , fin XVe s.
Sous ce ciel lourd et plombé, l'ordre social médiéval est encore présent : le malheur ne semble pas l'ébranler. La Mort vient vous chercher en respectant la hiérarchie sociale - le pape d'abord, puis l'empereur, le roi jusqu'au paysan et au vagabond, en passant par tous les métiers, toutes les occupations. Certaines de ces danses macabres étaient d'une grande complexité, à l'instar de celle de Kientzheim, datée de 1517, dont il ne subsiste plus aujourd'hui qu'une description manuscrite mais d'une remarquable précision.
La Mort introduisait une notion d'égalité tragique, qui préparait les esprits : Grand soir pour certains, eschatologie, fin du monde, Apocalypse, dont Dürer donna une vision saisissante.
La notion même de Salut devenait pour beaucoup inaudible et incertaine. Grünewald l'exprime dans une partie de son retable par un anachronisme tragique présenté aux malades de l'hôpital où l'œuvre était exposée. Ouverte théâtralement devant les malheureux, elle était censée raviver un tant soi peu leur espérance…
Les artifices n'y faisant décidément plus, les fameuses indulgences pouvaient être lues comme une tentative tardive - dérisoire et cynique - de contrôler et d'instrumentaliser le désespoir.
Pensons-y : ce quotidien inquiétant, dans lequel les deuils sont fréquents, où le fils part avant le père, où la jeune femme meurt en couche, où la maladie fait soudainement irruption et emporte amis et parents, c'est le sort de la plupart des individus de ce temps. Peu y échappent.
L'invention de l'imprimerie n'y changea rien : de toute évidence, la Renaissance ne fut pas une aube cathartique, un Salut collectif qui aurait éclairci le ciel et la Terre, débloqué les mécanismes de l'Histoire enclenchés depuis longtemps, instauré une Utopie paradisiaque.
Ces derniers continuèrent à tourner, malgré les bûchers de Savonarole à Florence… Néanmoins, au même moment, une dynamique positive et résiliente se mettait en marche…
Le Rhin ne fut ni plus ni moins épargné que les autres régions d'Europe, mais c'est là que l'imprimerie s'établit en premier, s'étendit, et permit de constituer les premières réseaux modernes de réflexion.
La puissance d'amplification apportée par l'imprimerie y donna toute sa mesure avant que l'onde n'atteigne d'autres régions d'Europe.
La nef des fous
Navicula sive speculum fatuorum - Johannes Geiler von Kaysersberg , Strasbourg : 1511
Coll. Bibliothèque humaniste de Sélestat (K 99, frontispice)
Sébastien Brant, établi à Strasbourg, rédigea sa Nef des Fous. Il y livre un instantané de la vision du monde que partageait une large majorité de ses contemporains:
Décadence, laisser-aller, désespérance, déliquescence : la phase terminale de la pente descendante, entamée avec misères des deux derniers siècles est ici rappelée, théorisée et surtout partagée.
La Nef fut un des premiers succès de librairie. Ce petit livre permit à des hommes géographiquement éloignés les uns des autres de se retrouver autour d'une base de réflexion commune, de confronter leurs vues et leurs croyances. Les gravures de Dürer, images désormais inséparables du texte imprimé, lui donnèrent un surcroît de puissance évocatrice.
On tient là l'une des clés de la singularité de l'espace rhénan et de son rôle éminent de moteur dans le printemps humaniste.
Navicula sive speculum fatuorum est un ouvrage de Jean Geiler de Kaysersberg (1511). Les quelques 113 gravures qui y figurent illustrent la Nef des fous de Sébastien Brant. Il s'agit d'une édition numérique inédite de l'un des trésors de la Bibliothèque humaniste de Sélestat.