Par André Studer
Publié le 1er octobre 2010
La cité ouvrière de Mulhouse est un quartier réalisé pour la classe ouvrière, dans la périphérie nord/nord-ouest de la ville, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Retour à Mulhouse au XIXe siècle
Cette préoccupation se pose au XIXe siècle dans tous les pays touchés par la Révolution industrielle.
Les enquêtes réalisées par des sociologues, des économistes et des médecins montrent les conditions difficiles dans lesquelles vit la classe ouvrière. Elles soulèvent notamment la question du logement. Le docteur Louis-René Villermé, auteur d’une fameuse enquête en 1840 (Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie), s’exprime ainsi dans un discours devant l’académie des Sciences morales et politiques : Partout où la population ouvrière est en grand nombre, il ne sera jamais possible de fournir des logements convenables à tous ; les ouvriers qui gagnent les moindres salaires seront toujours réduits à demeurer dans les logements les moins chers, c’est-à-dire dans les logements incommodes, insuffisants et peu salubres, dans les maisons délabrées ou mal tenues. Tel est le sort des pauvres de tous les pays ; la force des choses, la dure loi de la nécessité le veulent malheureusement ainsi.
Contrairement aux conservateurs qui, comme Villermé, pensent que la question du logement n'a pas de solution, d'autres estiment qu'il est possible d'en trouver. Dans une première catégorie, on peut classer les philanthropes ou les associations philanthropiques (de philanthropie, amour des hommes). Ces personnes ou groupes de personnes cherchent à faire sortir leurs frères des basses classes de la misère et du désespoir.
Parmi ces associations, il y a la société pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, fondée à Londres en 1844. Son programme prévoit de réaliser des lotissements pour les ouvriers où nobles et bourgeois avancent des fonds. Il ne s'agit pas de dons, car l’argent doit rapporter un intérêt de 5%. Ces fonds sont donc remboursés avec intérêt par les ouvriers qui paient le loyer de leur logement neuf.
Plus tard à Mulhouse, les investisseurs touchent 4% par an, mais en moins de quinze ans souvent, les logements deviennent la propriété des ouvriers. Les partisans du projet peuvent aussi être des libéraux, des fabricants ou des industriels favorables au libre-échange, alors que les conservateurs sont protectionnistes. Ces personnes de la classe aisée estiment qu’il faut améliorer le sort de la classe ouvrière, à la fois pour la moraliser et pour la détourner du socialisme.
Avant 1850 existe déjà une série de réalisations, suite à la réflexion qui s’est engagée en Angleterre, en Belgique mais aussi en France.
En Angleterre, le cottage s’impose comme habitat ouvrier type dès 1770. Il s'agit d'une maison unifamiliale, jumelée ou en mini bandes avec jardin. La première cité ouvrière sur le continent est la celle du Grand Hornu, à Bruxelles (Belgique) : si, en 1825, 175 maisons à un étage et à six chambres sont construites, elles sont plus de 400 en 1832. Elles sont chauffées avec la vapeur émise par l’usine.
À Paris, suite à la Révolution de 1848 est constituée en 1849 la société des cités ouvrières de Paris dont fait partie le prince-président et dont la première réalisation est la cité Napoléon. Réalisée à Paris en 1850, il s'agit d'une caserne ouvrière.
En 1839 est envisagée une enquête pour définir les besoins en logements ouvriers pour la ville de Mulhouse. L’initiative est cependant repoussée par la majorité conservatrice de la Société Industrielle de Mulhouse (SIM), notamment par Émile Dreyfus, son président et par André Koechlin, alors maire de la ville.
En 1845, un rapport est présenté devant la SIM sur le logement ouvrier à l’étranger, par Daniel Dollfus-Ausset qui réalise d’autres rapports les années suivantes.
En mars 1848, est créé un septième comité à la SIM, celui d’économie sociale, à l’instigation notamment de Jean Zuber fils. Cet industriel, décédé jeune en 1853, déjà patron de la fabrique de papiers peints de Rixheim, réalise à côté de sa papeterie créée en 1840 avec son associé Amédée Rieder, à l’époque la plus moderne d’Europe, une petite cité ouvrière entre 1849 et 1851.
À la séance de la SIM du 24 septembre 1851 est finalement lancé le concours de la cité ouvrière de Mulhouse : le projet de l’ingénieur–architecte Émile Muller y est retenu.
Suite à cela, en 1852, sont réalisées deux maisons ouvrières modèles à l’initiative de Jean Dollfus, patron de DMC (Dollfus-Mieg Compagnie). Émile Muller en est l’architecte.
Le 10 juin 1853 est créée la SOciété Mulhousienne des Cités Ouvrières (SOMCO). En font partie douze fondateurs–actionnaires, surtout des Dollfus, des Koechlin, des Zuber, et quatre fabriques (deux d’impressions sur étoffes et deux filatures). Onze nouveaux actionnaires s’ajoutent entre 1854 et 1865, notamment plusieurs fabriques. La SOMCO bénéficie d’une subvention de l’empereur : sur 10 millions de francs versés en France pour le logement, 150 000 sont promis à Mulhouse.
La cité ouvrière de Mulhouse a été réalisée en plusieurs étapes de 1853 à 1897 et compte 1 243 logements unifamiliaux. C’est une cité-jardin en ce sens que chaque logement, outre la porte personnelle à chaque famille, a aussi son jardin particulier.
Il s'agit d'un modèle d’habitat social, souvent imité ailleurs. Le premier projet de 320 logements à construire sur huit hectares n’est réalisé que partiellement (200 logements sur cinq hectares), car les ouvriers jugent trop chères les maisons entre cour et jardin. Ce premier projet est suivi rapidement d’un deuxième et 660 logements sont encore réalisés jusqu’à la guerre de 1870. Après un temps d’arrêt, la cité s’agrandit encore de 383 logements, pendant la période allemande, de 1876 à 1897.
Trois personnes ont tenu un rôle majeur pour passer du projet de cité à sa réalisation.
Jean Dollfus
Portrait anonyme, 1887
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 684559)
Jean Dollfus, né en 1800, est le troisième fils de Daniel Dollfus-Mieg qui est le fondateur de l’entreprise DMC. Il est apprenti commercial en Suisse, puis à Bruxelles où il vit quatre ans, de ses quinze à dix-neuf ans. Il fonde ensuite une succursale à Leipzig, en Allemagne. À 25 ans, il est placé à la tête de DMC qu’il dirige jusqu’à sa mort en 1886. Il est également membre de la SIM.
Il est favorable au libre-échange, s’opposant en cela à son frère Émile Dollfus, alors maire de Mulhouse et aussi président de la SIM : l’un des frères est libéral, l’autre conservateur. Il partage les idées de Jean Zuber en matière de logement ouvrier.
Achille Penot
Portrait Vve Bader, 1902
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 627165)
Achille Penot est né à Nîmes en 1801 et est décédé à Mulhouse en 1886.
Professeur de mathématiques en 1820, il est muté à Mulhouse en 1824. Deux ans plus tard, il est aussi professeur de chimie au laboratoire de la municipalité de Mulhouse. De 1827 à 1829, il poursuit ses études à Paris, devient docteur en sciences physiques. Tout en continuant d’enseigner, il est inspecteur scolaire à partir de 1831 et enquêteur social pour la SIM. Libéral et allié de Jean Dollfus, il est l’un des inspirateurs de la SOMCO.
Émile Muller est né à Altkirch en 1823, d’un père avocat et originaire de Landser. Après des études brillantes, il est diplômé de l’école centrale de Arts et manufactures de Paris et il se fixe en 1844 à Mulhouse. Cet ingénieur-constructeur devient vite membre de la SIM.
S'il s’intéresse à la technique et à la mécanique, c’est aussi un architecte : il dessine les plans de l’église d’Altkirch et des maisons ouvrières de Dornach –plus petites que celles de l’Ile Napoléon inspirée par Jean Zuber– avant de présenter son projet de cité ouvrière de Mulhouse… qui sera retenu. Il n’a alors que 29 ans.
Cités ouvrières de Mulhouse
Dessin Lancelot, s.d.
Coll. Archives municipales de Mulhouse
La cité est construite sur des terrains agricoles inondables au nord-ouest de la ville. Cet espace est asséché grâce au percement d’un canal de décharge de l’Ill, achevé en 1846. Tout autour sont installées plusieurs usines importantes, surtout textiles (filatures, tissages, usines d’impression sur étoffes). L’emplacement présente deux inconvénients pour les futurs habitants : les fumées des usines et la remontée des eaux dans les caves, en cas de fortes pluies.
Le projet financier est un modèle du genre. Pour la première fois est mise sur pied, pour les ouvriers, une politique d’accession à la propriété. Un système de location–vente doit permettre à des familles ouvrières d’accéder, après une période de treize à quinze ans, à la propriété de leur maison. À une époque où la nourriture absorbe les deux-tiers des salaires, il est néanmoins difficile de consacrer 17% de son budget au logement.
Rue des cités ouvrières de Mulhouse
Dessin Lancelot, s.d.
Coll. Archives municipales de Mulhouse
La cité est construite selon un plan orthogonal où les rues et les passages –ces derniers sont de ruelles de 2,50 mètres de largeur– se coupent à angle droit.
Initialement, une grande place centrale était prévue pour divers équipements, à savoir des commerces, des bains et lavoirs. Elle a cependant été réduite et c’est actuellement un espace vert avec jeux pour enfants. Deux types de parcelles sont délimitées pour les maisons, l’une allongée, l’autre carrée, en fonction des types de maisons.
Si chaque maison comprend un rez-de-chaussée, un premier étage, une cave et un grenier, on peut distinguer trois grands types.
Les plus nombreuses sont les maisons par groupes de quatre ou carré mulhousien avec une surface habitable correcte, deux murs mitoyens et deux façades qui donnent sur le jardin.
Un autre type, bien représenté, comprend les maisons contiguës en bande et adossées : il s'agit des maisons les plus économiques, avec une bonne isolation car, à l’exception des maisons situées en coin, trois façades sur quatre touchent un voisin. Ces maisons comportent cependant moins de pièces que les autres modèles, vu qu’il n’y a qu’une façade libre pour les fenêtres.
Enfin, les maisons en bande entre cour et jardin sont les moins nombreuses : le nombre de pièces est plus élevé, mais aussi le coût.
La deuxième cité ou nouvelle cité est construite à partir de 1856, à l’ouest du canal de décharge sur 55 hectares : 660 logements jusqu’en 1870 puis 383 dans les trois décennies suivantes. Les maisons sont de deux types seulement : les maisons adossées en bande et le carré, un grand carré regroupant quatre petits carrés, donc quatre logements. Ce dernier type de logement est plus petit que dans la première cité : 46 m² contre 50 m², soit une petite cuisine et une salle de séjour au premier niveau et deux chambres à l’étage.
Les prix des maisons ont augmenté car les terrains et les matériaux sont plus chers, ainsi que le coût de la main-d’œuvre : on estime que les salaires dans le bâtiment ont augmenté de 30 à 40% pendant le Second Empire (1852–1870).
Pavillon pour quatre ménages
Dessin, d'ap. photo Lancelot, s.d.
Coll. Archives municipales de Mulhouse
La cité s’agrandit encore à l’époque du Reichsland, entre 1871 et 1918. Cependant, jusqu'en 1876, aucune maison n’est construite car des entreprises ont fermé et beaucoup d’ouvriers ont émigré.
Puis, sur les quinze derniers hectares des soixantes que compte la cité au total, sont encore construits 383 logements jusqu’en 1897. Ils sont plus grands à partir de 1887, mais aussi plus hauts –jusqu’à 11 mètres contre 9 mètres auparavant– et d’une surface allant de 72 m² jusqu’à 139 m². Ces logements sont donc plus chers et accessibles seulement aux ouvriers qualifiés.
Dès cette époque, l’uniformité est rompue par des extensions et des surélévations. Les grands logements se fractionnent parfois. Vers 1900, même si 24% des logements de la cité sont occupés par des ménages appartenant à la petite bourgeoisie, la cité garde toutefois son caractère ouvrier. C’est un modèle d’habitat social reconnu et estimé sur le plan européen.
En 1876, l’Alsace est allemande depuis 1871 par le traité de Francfort consécutif à la guerre perdue par Napoléon III contre la Prusse, dont le roi est devenu empereur d’Allemagne sous le nom de Guillaume Ier. La cité compte alors 6 551 habitants, soit plus de 11% de la population de Mulhouse distribuée dans 920 logements unifamiliaux (soit environ sept personnes par logement).
On peut trouver les chiffres de cette enquête dans l'un des livres que consacre l’historien Stéphane Jonas à la cité ouvrière de Mulhouse. Il reprend lui-même les chiffres d’une enquête diligentée par la SIM, et conduite par Frédéric Engel-Dollfus, gendre de Jean Dollfus, patron de DMC et principal actionnaire de la SOMCO.
Les chiffres sont répartis en trois ensembles : la première cité avec 200 maisons, la deuxième avec 720 maisons, et le total. Les ouvriers représentent les deux-tiers des habitants de la cité. Ils se partagent à peu près également entre ouvriers non qualifiés et ouvriers qualifiés. Aussi, les maisons de la cité ne sont pas réservées aux ouvriers les mieux payés. Les autres maisons sont occupées par le personnel d’encadrement des usines, depuis le contremaître qui supervise le travail d’une équipe jusqu’à l’ingénieur (126 logements), également par des artisans et de petits commerçants (119 logements), enfin par la petite bourgeoisie et quelques divers (58 logements) : respectivement 13,7%, 13% et 6,3% du total des 920 maisons.