Le "sentiment de nature" jadis évoqué par Kenneth Clarck (L’art du paysage), souvent infléchi par l’inquiétude écologique, est bien présent dans les préoccupations des artistes contemporains. Cependant, le déclin des croyances religieuses et des idéologies naturalistes (Clément Rosset, L’anti-nature), ôtant la possibilité de penser la nature comme une totalité, et le souci le fonder le geste artistique dans les concepts plutôt que dans les émotions, nous amènent plus justement à parler d’une "idée de nature". Et c’est une extrême diversité d’"attitudes" à l’égard de cet objet appelé "nature" que les artistes nous donnent à voir aujourd’hui.
Des corps en déplacement
Robert Smithson, Spiral Jetty, Great Salt Lake (Utah), 1970.
George SteinmetzSi la peinture de paysage opère désormais une circulation entre deux mondes picturaux réputés incompatibles : le motif figuratif et le motif abstrait étant mis sur le même plan, figure et nature ne faisant plus qu’un (Per Kirkeby, Zao Wou Ki), la peinture a grandement cédé le pas à la sculpture – au sens élargi du thème –, aux installations, aux actions engageant le corps de l’artiste, la photographie, et à toutes les combinaisons possibles entre ces formes d’art. Le paysage va être dés lors plus appréhendé comme support que comme modèle.
Le corps est devenu le principal instrument de l’artiste : présent ou absent (empreintes de Giuseppe Penone), l’homme qui marche se confond avec la nature ; la marche est devenue instrument de métamorphose, expérience existentielle. Nils Udo, nu et recroquevillé dans son nid de branches (The Nest, 1978) symbolise, lui, une nature "maternante".
On trouve au cœur de la relation entre l'art et la nature l’expérience existentielle fondamentale d’une oscillation constante entre la rêverie fusionnelle et la conscience de la séparation.
Le spectateur, lui, est sollicité, il y a une prise en compte du corps et de ses déplacements : il faut entrer Au fond de la forêt (Gloria Friedmann), perdre tout repère spatial avec les structures ambulatoires – selon les termes de Jean-Marc Poinsot –, de Robert Smithson (Spiral Jetty, 1970), etc.
Ailleurs, Alice Aycock fait surgir des réminiscences infantiles liées à l’appréhension des espaces (Low Building with Dirt Roof, 1973), nous renvoyant aux formes originelles de l’architecture mythique et religieuse (Maze, 1972).
Une relation au visible et au-delà
De la marche dans le paysage, on passe au regard posé sur le paysage, depuis un emplacement privilégié ; un instrument de vision placé en un point réinstaure la continuité entre le spectateur sujet du regard et la nature objectivée.
Nancy Holt, Sun Tunnels, Lucin (Utah), 1973-1976.
Center for Land Use Interpretation, Los AngelesIl s’agit de donner forme à l’espace : Observatory de Robert Morris (1977) propose une appréhension progressive de la durée des cycles de l’univers, la sculpture devient dilatable, mouvante et éphémère.
Avec Robert Smithon, l’œuvre veut être perçue à l’échelle du cosmos, de ses mouvements immuables (le soleil filmé dans la fameuse jetée en spirale). La lumière se voit "sondée" dans une perspective contemplative, méditative, elle devient « le temps qui se pense » (Octavio Paz).
S’inspirant tant de Caspar David Friedrich (Femme au coucher du soleil, 1818) que de légendes indiennes, Nancy Holt et ses Sun tunnels (1973-1976) atteignent à notre perception des formes, par la saisie des phénomènes les plus fugaces à travers ses cadrages et locators.
Travail sur notre relation au visible, toujours, avec Christo et ses Wrapping qui recouvrent pour mieux nous faire découvrir, et au-delà du visible, engagements également d’artistes qui travaillent sur la mémoire : les écrans de verre d’Emmanuel Saulnier dans le Vercors (Rester/résister), ou les murs habités d’Ernest Pignon-Ernest évoquant le souvenir de présences oubliées (série des Épidémies, 1990).
Autre propos avec des artistes comme David Nash ou Jean Clareboudt qui opérent une analyse poétique de la topographie par des interventions où sculptures et éléments naturels vont jouer d’une subtile interpénétration : la sculpture devient "sensible" aux intempéries, au passage du temps.
Mais la sculpture peut aussi devenir révélateur des rituels du jour (Michael Singer, First Glade Ritual Series 4, 1979), et moyen de comprendre le paysage : Mario Merz utilise les forces naturelles et des objets de transfert aux fonctions symboliques qui attestent d’une observation passionnée du monde réel, François Morellet joue à mettre en continuité paradoxale des formes abstraites géométriques avec des éléments empruntés à la nature.
L’expérience du temps
John Hilliard, Copse, 2000.
Galería Helga de Alvear, MadridL’œuvre est aussi là pour questionner : les paysages de John Hilliard nous signifient que toute observation est tributaire des moyens d’enregistrement, et qu’il n’existe peut-être pas de "nature", mais simplement des façons de voir et représenter des objets naturels. Ses photos explorent le temps comme une machine à enregistrer la métamorphose d’un site, l’incidence du temps sur le paysage.
La photographie, tout en s‘attachant à faire perdurer la question de la mimesis, devient soit image d’une œuvre in situ, soit photo d’un travail éphémère, statut elle-même de l’œuvre à part entière. Si elle prend à contre-pied la perspective, revisitant les questionnements de Cézanne, elle joue aussi à s’approprier symboliquement les éléments, comme avec Bescheibung der Sonne (1975) de Barbara et Michaël Leisgen. Jan Dibbets introduit le concept d’une "photo-sculpture" fortuite qui sert en même temps à analyser un système écologique (Domaine d’un rouge-gorge, 1969). À la limite de l’éthnologie, Lothar Baumgarten signifie quant à lui un échange essentiel et vital avec la nature (Pigments-Strates, 1968-1969).
Certains artistes invoquent les civilisations archaïques, s’intéressent à la "pensée sauvage" telle que la définissait Claude Lévi-Strauss : « la pensée à l’état sauvage est présente dans tout homme… tant qu’elle n’a pas été cultivée à des fins de rendement ». En prenant pour thème un attribut universel de l’esprit humain ils instaurent des modes de communication animiste avec la nature.
La fin des croyances a placé l’homme devant un insoutenable sentiment de finitude et la recherche d’une relation empathique avec la nature apparaît comme une possible "réparation". « L’impermanence d’un travail nous rapproche de la brièveté de toute existence et le rend ainsi plus humain » : par ce propos, Richard Long rejoint celui des œuvres de Goldsworthy qui se dégradent lentement pour se fondre dans leur environnement évoquant le cycle vie/mort. Il s’agit aussi, selon Hans Haake, de « faire quelque chose qui éprouve l’environnement et réagit face à lui, qui change, n’est pas stable, fait faire l’expérience du temps au spectateur ».
Alan Sonfist, Gene Bank of Westchester, New York, 1977.
Paul Rodgers/9W Gallery, New YorkOn peut se demander si l’artiste aujourd’hui ne mime pas le processus de disparition qui s'accélère autour de nous. Ses inquiétudes se traduisent parfois dans des œuvres petites et fragiles : « j'ai vu la nature mourir, ça m’a touché existentiellement » (Nils Udo) ; ou, encore plus radicales, certains comme Alan Sonfist vont jusqu’à proposer d’élever au statut d’œuvre des banques de semences du monde entier (Gene Bank of Westchester, New York, 1977).
Si les artistes se sont éloignés de la méditation contemplative, pour "œuvrer" dans des préoccupations écologiques pour certains, le choix d’environnements dictés par des considérations théoriques, sociologiques, politiques ou ethnologiques pour d’autres, c’est bien plus pour instaurer aujourd’hui un rapport de force avec la nature, où l’œuvre doit être visible, s’en distinguer, impérativement s’affirmer comme "artifice", la pure imitation des formes n’étant plus permise.
Anne-Marie Parcelier
Conseillère pédagogique en Arts visuels
Bassin Sud Alsace
Sources : L’idée de nature dans l’art contemporain (1994) de Colette Garraud, (Flammarion, Paris). Œuvre et lieu : essais et documents (2002), sous la direction d’Anne-Marie Charbonneaux et Norbert Hillaire (Flammarion, Paris).
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