Par Jean-Marc Siegel
Publié le 18 juin 2012
Retour à Enseignement des faits religieux
Les échanges entre humanistes furent intenses et suivis : ils nous sont parvenus sous formes de correspondances, certaines se poursuivant parfois sur des décennies. On remarque, en les étudiant, que si la République des Lettres, chère à Erasme, a surtout existé dans son imagination, une communauté des humanistes a bel et bien existé : cette collégialité de la pensée n’était pas un vain mot.
Les lettres sont riches d’une actualité dense, qui touchait autant aux contenus des livres lus ou à écrire qu’aux relations avec les princes et l’Église en ces temps ou les nouvelles pensées bouleversaient l’ordre établi.
Les points théoriques essentiels de la réflexion de l’un et de l’autre, développés dans leurs livres respectifs, y sont abondamment commentés, mais aussi loués… ou franchement critiqués.
Ces humanistes se connaissaient tous : on peut parler d’un réseau social avant l’heure, riche en amis (amici). Si Érasme fut peut-être le plus actif d’entre eux avec plusieurs milliers de lettres envoyées aux membres de son réseau d’amis, la correspondance de Martin Bucer est l’une des plus intéressantes en ce qu’elle se place au confluent de tous les courants intellectuels et religieux qui se développaient alors .
La correspondance de Beatus Rhenanus nous est parvenue quasiment d’un bloc, avec plus de deux cent cinquante lettres adressées à toutes les sommités intellectuelles du bassin rhénan et au delà.
Le support épistolaire était le plus pratique : léger et pratique, il pouvait atteindre son destinataire en quelques jours - ou quelques semaines lors des périodes de troubles, guerres ou épidémies - et voyager dans la besace de personnes de confiance dont la probité pouvait jouer un rôle critique en ces temps troublés.
En effet, exprimer ses idées sur des points essentiels relevant de la théologie ou de l’ordre social pouvait mettre en danger son auteur ou son destinataire. Les humanistes en déplacement étaient souvent porteurs de lettres d’amis à remettre aux uns et aux autres.
Ces lettres étaient avidement lues, copiées, diffusées dans un cercle choisi, comme on transférerait aujourd’hui un courriel…
Les échanges épistolaires s'ajoutèrent au bouillonnement intellectuel rhénan en y injectant à la fois de la souplesse et un support inédit propice aux amendements, ajustements, échanges argumentés entre humanistes. Par leur foisonnement extraordinairement riche, ils accompagnèrent et complétèrent le mouvement plus profond de la diffusion des livres imprimés.
Entre Luther, Zwingli, Érasme, Bucer ou Reuchlin, la correspondance épistolaire couvre des années et pour certains amis, des décennies. Le bassin rhénan se révèle, durant toute la période, comme une zone d’interactions et de convergence cruciales.
Les livres circulent aussi. Ils sont encore rares et onéreux. On se les prête au sein d'un cercle de personnes de confiance, mais on les surveille jalousement. Beatus Rhenanus prête des livres à d’autres humanistes, mais il est inquiet de ne pas voir revenir ses chers ouvrages : le stress de les croire abîmés ou pire, perdus, concerne évidemment au premier chef les manuscrits dont les contenus ne seront sécurisés qu'une fois transcris et imprimés.
Entre 1480 et 1520, le développement de l’imprimerie typographique a pallié la rareté des livres en multipliant les copies. Leur disponibilité fait qu’un ouvrage peut être simultanément lu et commenté à l’échelle de l’ensemble du bassin rhénan, et au-delà. Ceci se vérifie particulièrement dans le cas des écrits de Luther.
L’objet livresque, encore très difficile d’accès et extrêmement coûteux au début de la période, devient d’autant plus accessible trente ans plus tard.
L’Alsace fourmille de ces échanges comme toute la vallée du Rhin, de Bâle à Rotterdam.
La lettre envoyée par Martin Bucer à Beatus Rhenanus, le 15 janvier 1520, est un véritable trésor.
Elle constitue, au-delà de ses contenus explicites qui y sont développés, une véritable somme citant un nombre considérable de lieux, de personnes, de thèmes, tous reliés les uns des autres et témoignant d'un fourmillement et d'un élan auxquels l'auteur participe totalement. Cet extraordinaire instantané sera traduit et le texte en français mis en ligne prochainement.
L'extrait ci-dessous en dit long, d'ores et déjà, sur le sentiment d'exaltation qui animait ceux qui furent les prescripteurs de l'humanisme. Les enjeux ne leur échappaient pas : il s'agissait bien de préserver la concorde tout en procédant à une rénovation qui deviendrait bientôt la Réforme, mais avec la peur chevillée au corps - et à l'esprit - de voir l'hybris des Hommes, la guerre civile, la violence, prendre le dessus…
Aucun de ces écrits doctrinaux ne m'a touché comme le Commentaire aux Galates (de Luther) qui me semblait contenir une telle richesse de préceptes salutaires. En te le faisant parvenir, je me prive d'un exemplaire prêté par un ami : je te prie de convaincre notre Lazare Schürer d'en faire une réédition si cela n'a pas encore été fait. Si oui, je te prie de me le renvoyer sans tarder.
Je suis obligé de tenir dans l'ignorance le moine qui porte cette lettre à Strasbourg, avec le paquet, en faisant écrire l'adresse par l'excellent Maternus* qui te serait très obligé de lui envoyer tout ce qui a été édité chez Froben**.
(...) Je te prie de me rappeler au bon souvenir du Maître Dr. Paul*** de Jean Sapidus et des autres. Quant à Wimpfeling, je me suis permis de lui écrire.
* Maternus : chanoine à Speyer et plus tard à Strasbourg
** Froben : imprimeur/éditeur à Bâle
*** Dr. Paul : Seidensticker-Phrygio
Incipit : Multo jam tempore nullas ad te literas dedi.... Spire, 15/01/1520.
Bibliothèque Humaniste de Sélestat
CBR 42 (Horawitz p. 201-204, n° 146).
Explorez la lettre originale envoyée par Martin Bucer à Beatus Rhenanus le 15 janvier 1520. Conservée à la Bibliothèque humaniste de Sélestat, nous vous proposons d'en découvrir ici des photographies en haute définition : en cliquant sur l'image, vous aurez la possibilité de zoomer au plus près du document.