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La Réforme :
un mouvement centrifuge

Par Jean-Marc Siegel

Publié le 18 juin 2012

Un dossier très complet consacré aux spécificités et aux enjeux de la Réforme en Alsace a été réalisé dans le cadre de la BNPA : rappel de son contexte d’émergence, approche du mouvement par ses acteurs, ses fondements et ses répercussions sur toute la société.
Consulter le dossier sur La Réforme en Alsace.

Luther, une rupture irréversibleRevenir au début du texte

La réforme luthérienne et son impact ont fait l'objet d'une littérature abondante. Elle représente, par rapport à Érasme, un saut qualitatif en ce qu'il ne s'agissait plus de corriger les errements par une série de mesures ponctuelles, ni par les flammes de l'autodafé, mais de relire l'ensemble de la démarche chrétienne par toute une série de propositions fondamentales, et d'une portée inouïe.

Luther, mais aussi Zwingli, les anabaptistes et plus tard Calvin, développèrent une critique essentielle en remettant en question certains dogmes, des fondamentaux auquel personne n'aurait imaginé pouvoir toucher hors la personne sacrée du pape, quelques années avant 1517 et la diffusion des 95 Thèses.

Rappelons ici quelques-uns de ces fondamentaux, et imaginons un instant l'impact qu'ils ont pu avoir sur la communauté des humanistes, la République des Lettres chère à Erasme, mais aussi sur les simples gens :

Luther

Luther "taggé"
De Captivitate Babylonica Ecclesiae - Martin Luther, 1521
Coll. Bibliothèque humaniste de Sélestat (K 306i, page de titre v°)

Ajoutons aux initiatives de Martin Luther la traduction de la Bible en allemand qu'il réalisa entre 1521 et 1522 au château de la Wartburg, en Thuringe, et qui se diffusa largement grâce à l'imprimerie. Son initiative popularisa le texte qui devenait désormais accessible à un nombre bien plus grand de lecteurs et, qui plus est, dans un allemand standard qui finit par devenir une norme unificatrice.

À partir de 1517, la perspective d'une réforme raisonnée et modérée devint plus problématique. Les clivages les plus profonds se retrouvaient évidemment entre les catholiques, fidèles à l'institution de l'Église de Rome, et partisans de Luther. Les opinions se radicalisaient, le souci de préserver une entente et la concorde s'estompant rapidement.

En témoigne cette page de l'Épître aux Galates de Martin Luther (1521), qui représente l'auteur dûment taggé par les jésuites qui possédèrent cet ouvrage mis à l'Index. Ceux-ci l'utilisèrent comme une source dans le but de comprendre les vues de ceux qu'ils étaient amenés à réorienter vers la vraie Foi, dans le cadre de la Contre-Réforme. Laissons aux latinistes le plaisir d'effectuer transcriptions et traductions, et de découvrir la somme d'insultes qui restituent justement les tensions du temps…

Tagging LutherFiche ou brochure à imprimer
Cette fiche étudie une gravure de Martin Luther copieusement remplie de toutes sortes d'insultes et d'expressions dégradantes révélant le degré de détestation qu'éprouvaient alors les jésuites pour les protestants à cette époque. Un exercice composé par Mme Virginie Coassin, professeur au lycée Ribeaupierre à Ribeauvillé, et M. Jean-Marc Siegel, chargé de Mission en Action Culturelle.
Un tag du XVIe siècleFiche ou brochure à imprimer
Étude complémentaire de certaines mentions figurant sur la gravure taggée de Luther : présentation du contexte, observation, questions et corrections pour les enseignants.

Nostalgie de la Concorde, utopies et œcuménisme avant l'heure Revenir au début du texte

Pendant quelques années, rien n'était joué. On voyageait le long du Rhin, on le traversait, on échangeait. Entre 1518 et 1519, Beatus Rhenanus rejoignit Zwingli ; ils parcoururent tous deux les villages de l'arrière-pays bâlois : le message diffusé auprès des villageois était clairement réformé…

Durant ces quelques années d’après Wittenberg, on alla loin, très loin dans la remise en question de la tradition : on osait, on expérimentait, introduisant ici des innovations liturgiques, et là des idées très radicales, à l’instar des anabaptistes issus de la mouvance de Zwingli. Les nouvelles limites n’étaient pas encore définies mais on sentait bien qu’une fenêtre d'opportunités venait de s’ouvrir.

En effet, juste après 1517, l'Église catholique - Rome - eut du mal à se remettre de la stupeur issue du choc des 95 Thèses. Elle mit du temps à saisir l'immense portée de l'action des humanistes, prolongée de manière spectaculaire par le grand saut luthérien, amplifiée par la diffusion des livres imprimés. Pendant ce temps, Luther fit son chemin, Zwingli s’éloignant encore sur la question du baptême, de la messe et de la signification de l’Eucharistie. En quelques années, le paysage spirituel fut bouleversé…

Sentant le danger et pressentant les conséquences d'une dislocation du corps social par la fragmentation de l'Église, des penseurs comme Bucer dédièrent leur vie à la préservation du tronc commun des croyances chrétiennes, recherchant, souvent avec maladresse, mais toujours avec une détermination jamais prise en défaut, la concorde et l'unité. Si la période du Printemps de l'Humanisme (1480- 1525) leur a laissé une place souvent avantageuse, ils disparaissent de l'avant-scène après 1525.

En effet, après cette date, la modération devenait lâcheté, la prudence pusillanimité, le dialogue trahison...

Les utopies bucériennes

Martin Bucer

Martin Bucer
Portrait anonyme, v. 1551
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 676150)

L'itinéraire personnel de Martin Bucer résume à lui seul la richesse extraordinaire de ces décennies.

Né à Sélestat, dominicain et ami de Beatus, tout changea pour lui en 1518 après la rencontre avec Martin Luther. Bucer ne concevait pas le message luthérien comme une rupture mais comme une purification de l'Église, un travail d'assainissement du message chrétien, de remise en forme des textes, un retour aux sources, en quelque sorte. Il se place ainsi dans la continuité d'un Wimpfeling.

Pour lui, la vraie théologie n'est pas théorique mais pratique.
Son but est de vivre une existence inspirée par Dieu
.
(voir le texte latin)

Voyons plutôt...

La rencontre avec Luther, un déclencheur

La première rencontre avec Martin Luther, en 1518, à Heidelberg, fut pour lui un choc. Il en garda sa vie durant un souvenir extrêmement vif et ému.

Lui qui était encore un frère dominicain, ordonné prêtre deux ans auparavant, il trouva en Luther une inspiration qui prolongeait celle qu'il avait trouvé en lisant, comme tous les jeunes érudits de sa génération, l'œuvre d'Érasme.

Il diffusa autour de lui le premier message luthérien, le précisant au fil de ses déplacements. Chapelain à Wissembourg, il dut se réfugier à Strasbourg en 1523 : c'est là que se déroula un épisode essentiel de sa vie, qui donne une idée du foisonnement extraordinaire de cette époque : le basculement de Strasbourg dans la Réforme.

L'échec du colloque de Marbourg (1529)

Luther et Zwingli, hérauts de la Réforme, divergeaient sur des points essentiels. La cassure d’avec l’Église catholique était déjà profonde et les anabaptistes développaient des vues extrêmement radicales, choquantes pour les réformateurs modérés. Le camp réformé menaçait lui-même de se fragmenter et d’affaiblir l’ensemble du mouvement face à Charles-Quint.

Colloque de Marbourg

Colloque de Marbourg
Grav. anonyme, 1557

Bucer entreprit de réconcilier Martin Luther et Ulrich Zwingli. C’est le sens du colloque de Marbourg, en octobre 1529, où les têtes d’affiches de la Réforme se réunirent (Luther, Zwingli, Sturm, Melanchthon, Oecolampade, Bucer).

On put se mettre d’accord sur tout, sauf sur l’essentiel : la présence réelle du Christ lors de l’Eucharistie. Luther n’en démordait pas, Zwingli ne pouvait y souscrire. On se sépara dans la méfiance et avec la certitude qu’on ne parviendrait plus à sauvegarder ce qui restait d’unité.

Bucer et les modérés, on parlerait aujourd’hui d’œcuméniques, étaient devenus minoritaires. En moins de vingt années, l’affirmation des spécificités l’avait emporté sur le souci d’une préservation de l’héritage commun.

Martin Bucer resta fidèle à la première génération d’humanistes, ceux de l’ouverture prudente mais résolue, et sans couper les ponts d’avec ceux qui ne partageaient par leurs vues. Bucer continua d’échanger avec des théologiens catholiques durant cette période troublée, alors que simultanément, il correspondait avec les Zwingliens et les anabaptistes.

La déception

La désillusion était visible : la correspondance de Bucer l’atteste dès la fin des années vingt : Si l’on condamne immédiatement quiconque ne croit pas exactement ce que l’on croit soi-même (…) et considère comme un ennemi de la vérité celui qui croit vrai ce qui est faux, qui peut-on considérer comme un frère ? Je n’ai jamais rencontré deux personnes qui partageaient exactement les mêmes vues. Et cela s’applique également à la théologie.

Strasbourg, cœur de la Réforme et ville-refugeRevenir au début du texte

Une grande ville à l’avant garde

Vue générale de Strasbourg

Vue générale de Strasbourg
Grav. Hartmann Schedel, 1493
Coll. Musée historique - Strasbourg (77.998.0.4187)

Strasbourg, ville impériale et centre politique, économique et culturel majeur en Europe, fut à la fois un laboratoire et un miroir grossissant des soubresauts qui caractérisèrent cette époque.

Au titre de son immédiateté impériale qui se traduisait par une très large autonomie, la ville frappait sa propre monnaie, comme en témoigne ce florin d'or (Goldgulden) au type représentant la Vierge à l'enfant au droit et un globe crucifère au revers.

Une ville qui frappe monnaie

Une ville qui frappe monnaie
Florin d'or de Strasbourg, 1508 - 1517/29 ?
Photo et coll. BNU Strasbourg

Dès 1520-1521, la cité était sensibilisée à la Réforme : des personnalités brillantes s'y exprimaient et entraînaient avec elles une bonne part de la bourgeoisie éclairée de la ville, ainsi que le petit peuple : Matthias Zell, Caspar Hedio, Wolfgang Capito ont ainsi leur place dans la constellation des humanistes rhénans.

Les prêches vulgarisateurs des deux premiers et la théologie réformée de Capito avaient préparé les esprits. Nous avons vu que cette génération d'humanistes avait grandi au contact du message exigeant des maîtres des écoles latines, et du souci de restaurer l'Église sur des assises morales saines et solides.

De fortes tensions

Mais les tensions avaient atteint un niveau dangereux, une extrême volatilité des esprits pouvant faire basculer une exaltation purement spirituelle en violence à l'égard des uns ou des autres.

C'est ce qui manqua d'arriver lorsque le prieur Augustinien Conrad Treger accusa les réformés d’hérésie. Il n'en fallut pas davantage pour que des groupes incontrôlables ne commencent à saccager les monastères et à y détruire les images.

L'ordre fut vite rétabli par les autorités de la ville et on arrêta Treger ainsi que ses partisans opposés à la Réforme. Mais l'alerte avait été chaude et augurait du pire si l’on n'agissait pas très vite…

On ne pouvait plus faire l'économie d'une véritable organisation de la pratique spirituelle, d'une structure qui canaliserait les énergies avec l'espoir de les contenir.

Préserver la Concorde à tout prix

Les 12 Articles de Bucer

Martin Bucer

Martin Bucer
Portrait Johannes Ficker, 1586
Photo et coll. BNU Strasbourg (ref. 718046)

C'est Martin Bucer qui fut le rédacteur de douze articles dont la teneur nous permet de percevoir la distance parcourue en quelques années : la justification par la Foi seule, le rejet de la messe, des voeux monastiques, du purgatoire, de la vénération des Saints et de l'autorité du pape.

Tout cela était reconnu officiellement, validé par des autorités temporelles en charge d'une cité dont l'exemple ne manquerait pas d'en inspirer d’autres, sans compter sa zone d'influence en Alsace et de l'autre côté du Rhin supérieur.

Dans ses douze articles, Bucer insistait d'ailleurs sur l'obéissance due au gouvernement : ce transfert d’allégeance est loin d’être anodin car la Réforme religieuse n’était pas, pour les Strasbourgeois, une réforme sociale : les élites municipales aspiraient à l’ordre.

On ne connaissait que trop les débordements de l’anarchie pour ne pas les bannir expressément.

L'influence de Zwingli était prépondérante dans cette nouvelle organisation de la liturgie : le principe de la messe comme un sacrifice était réfuté, l'autel disparaissait comme les vêtements et ornements liturgiques du prêtre. Le rituel, enraciné dans les esprits depuis des temps immémoriaux, disparaissait également.

Strasbourg, terre d'accueil

Une certaine tolérance religieuse subsistait néanmoins à Strasbourg dans la mesure où la messe pouvait continuer d'avoir lieu dans certaines églises.

Après 1527-1528, Strasbourg voit arriver une multitude de réfugiés, réprouvés, survivants des batailles du Bundschuh, mystiques apocalyptiques de tous bords pour qui la grande métropole alsacienne représentait un havre de tolérance.

Parmi eux se trouvait une forte représentation d’anabaptistes, des partisans de Michael Sattler et de Melchior Hoffmann. Ces adeptes d’une réforme radicale avaient profité d’une grande tolérance de la part des autorités municipales pour se regrouper et se structurer.

C’est Bucer qui insista pour que le culte chrétien soit défini et contrôlé strictement, dans l’intérêt du Bien commun.

En 1535 , après la terreur occasionnée par la prise de Münster par les anabaptistes et les excès qui suivirent, la ville entérina les seize articles de la Confession Tétrapolitaine, adoptée par les villes de Konstanz, Memmingen et Lindau.

Les anabaptistes furent sommés d’y souscrire ou de quitter la ville.