Par Jean-Marc Siegel
Publié le 18 juin 2012
Il ne s'agit pas d'un mouvement unifié, mais d'une constellation de communautés dont certaines se constituèrent spontanément dans le sillage des réformes luthérienne et zwinglienne. Ces mouvements devinrent très actifs dès le début des années 1520, développant des idées radicales qui culminèrent dans la folle aventure de la théocratie de Münster en 1534-1535. Les théologiens tentés par cette radicalité étaient convaincus que les temps étaient propices aux bouleversements salvateurs et qu'il fallait, le cas échéant, les provoquer.
Ce lointain avatar de l'humanisme se distinguait fortement des réformes modérées d'un Wimpfeling ou de la prudence d'un Érasme.
La fenêtre d'opportunités, grande ouverte depuis Luther, laissa s’exprimer toute la force des exaspérations sociales et religieuses du temps.
Bullinger, le successeur de Zwingli à Zurich, classa les anabaptistes en différents groupes. On peut distinguer ici, parmi les obédiences les plus actives dans le bassin rhénan :
Ce dernier trouva refuge à Strasbourg où il développa des liens avec Martin Bucer. Les anabaptistes étaient convaincus que la fin du monde était proche : il fallait faire vite et procéder sans attendre aux rebaptêmes (volontaires) des adultes.
Pour Hoffman, la Cène est purement symbolique (comme le pense Zwingli). On est très loin de Luther. Martin Bucer tenta de raisonner les anabaptistes et chercha en vain à établir des passerelles entre les différents points de vue.
Ce sont des disciples de Hoffmann qui partirent vers Münster où ils instaurèrent une véritable théocratie anabaptiste, fanatisée, allant jusqu'à introduire la polygamie et à laisser l'un de leur chefs, Jean de Leyde, se laisser couronner roi. La ville fut prise par l'armée du prince-évêque Franz von Waldeck. Les meneurs furent torturés et brûlés, leurs corps placés dans les célèbres cages que l'ont peut encore aujourd'hui voir sur le côté de l'une des tours de l'église St. Lambert.
Cette expérience extrême frappa les esprits : les anabaptistes se firent beaucoup plus discrets afin d'échapper aux persécutions, vivant souvent cachés mais constamment traqués à la fois par les catholiques et les protestants. La restructuration du mouvement fut l'œuvre d'une nouvelle génération de guides, bien plus pacifiques, tels que Menno Simmons (1496-1561).
Issus du mouvement zwinglien dont ils se séparèrent, ils étaient convaincus que la religion ne devait pas être structurée en rapport avec les institutions officielles mais rester basée sur une communauté de foi.
La liberté de choix des pasteurs est récurrente parmi les revendications des anabaptistes : on la retrouve également dans les 12 articles paysans, ce qui souligne leur influence dans les segments marginaux de la société. Zwingli les chassa de Zürich.
Leur document fondateur est resté célèbre. Il s'agit de la confession de Schleitheim, rédigée en 1527. La Global anabaptist-mennonite encyclopedia online (GAMEO) estime que l'auteur en est Michael Sattler.
Elle comporte sept points, qui sont :
Les questions du baptême et de l'Eucharistie, centrales dans les échanges qui ont suivi la première brèche luthérienne, trouvent ici une expression radicale. Bien que déterminés à suivre leur propre chemin, quoiqu'il en coutât, les anabaptistes ne peuvent qu’être associés au bouillonnement des idées de ces décennies extraordinairement riches. Ils représentent, sur le plan théologique, les formes les plus marginales qu'on imagina alors, mais leur influence fut forte. Brebis égarées du mouvement zwinglien pour les uns, vrais chrétiens pour les autres, leur exigence de pureté et d'authenticité en fait les pendants d'un Savonarole, à l'autre extrémité du spectre des sensibilités chrétiennes.
Müntzer est un cas à part : il représente le lien entre les anabaptistes de Zwickau et les mouvements paysans, auxquels il se joignit.
D'abord pasteur, Müntzer rompit avec Luther dès le début des années 1520 et se fit fort de formuler, et prêcher avec un succès certain, une interprétation du christianisme extrême dont la traduction sociale devait être l'abolition de la propriété privée. Il s'associa aux mouvements paysans, devenant même l'un de leurs leaders. Son projet était d'instituer une théocratie en Allemagne.
Comme la plupart de ses contemporains, on retrouve l’inquiétude face à la fin des Temps, perçue comme prochaine. La réflexion sur l’état de délabrement de l’Église était au cœur de sa pensée, mais pour y remédier, il préconisa un cheminement théologique propre, extrême et violent, aux connotations sociales très marquées. On peut affirmer que chez Thomas Müntzer, la Réforme religieuse est intimement liée à une révolution sociale.
L'extrait ci-dessous permet d'appréhender l’inspiration et la motivation de Münzer.
[...] le Christ Fils de Dieu et ses Apôtres, et avant lui ses saints prophètes, ont fondé au début une chrétienté authentique et pure et jeté dans le champ le pur froment, c’est-à-dire planté la précieuse parole de Dieu dans le coeur des élus... Mais les serviteurs paresseux et négligents de cette même Église n’ont pas voulu soutenir ni mener à bien cette entreprise... C’est pourquoi ils ont laissé proliférer les dommages causés par les impies, c’est-à-dire l’ivraie.
Sermon aux princes. In LEFEBVRE, Thomas Müntzer, p. 86.
À l’instar de plusieurs régions du Rhin supérieur, l’Alsace vit passer la vague paysanne, partie de Zwickau et de l'Allemagne centrale.
Après avoir considérablement grossi, semant sur son passage une violence qui épouvanta les contemporains, cette déferlante finit par se briser en Allemagne, en Alsace et en Suisse, contre les remparts de l’ordre traditionnel.
Sans en faire la lecture révolutionnaire d’un Friedrich Engels, il est inévitable que les réflexions des humanistes, une fois imprimées et diffusées, ne manqueraient pas d’atteindre les couches les moins favorisées des populations. L’espoir d’une vie meilleure passerait par la libération du joug, celui de l’Église, celui du seigneur aussi. Des révoltes ponctuelles, celles des premiers Bundschuh dès la fin du XVe siècle, avaient exprimé très tôt la force des tensions sociales et religieuses qui régnaient alors dans l'univers rural. Comment le vent du changement n'aurait-il pas atteint des campagnes si proches des villes, et que traversaient marchands, artisans en mouvement, réprouvés et voyageurs de toute sortes ?
Pour une fois, les paysans réussirent à s'unir autour d'un texte qui résonnait comme un programme.
On y perçoit les revendications purement sociales. L'hostilité contre les seigneurs y est grande: elle inspire la majeure partie des articles. La réorganisation de l'ordre religieux est aussi à l'ordre du jour, et la volonté d'émancipation vis-à-vis de l'Église catholique se lit ici sous la forme d'une volonté de choisir librement les chargés d'âme : en effet, les paysans révoltés demandaient le droit d’élire leurs pasteurs, comme ils exigeaient la fin des corvées.
On remarque la convergence entre les programmes paysans et les fondamentalistes religieux, münzeriens et autres. Ces derniers étaient très présents dans les troupes paysannes. Münzer lui-même s'associa aux paysans révoltés, trouvant en eux des alliés objectifs et un public réceptif à son message radical.
C'est à Memmingen, en Bavière actuelle, que la rédaction des 12 Articles fut réalisée. Sans doute avec raison, on considère que ceux-ci forment le pivot de la guerre des paysans.
1. Chaque communauté paroissiale a le droit de désigner son pasteur et de le destituer s’il se comporte mal. Le pasteur doit prêcher l’évangile, précisément et exactement, débarrassé de tout ajout humain. Car c’est par l’Écriture qu’on peut aller seul vers Dieu, par la vraie foi.
2. Les pasteurs sont rémunérés par la grande dîme (impôt de 10%). Un supplément éventuel peut être perçu pour les pauvres du village et pour le règlement de l’impôt de guerre. La petite dîme est à supprimer parce qu’inventée par les hommes puisque le Seigneur Dieu a créé le bétail pour l’homme, sans le faire payer.
3. La longue coutume du servage est un scandale puisque le Christ nous a tous rachetés et délivrés sans exception, du berger aux gens bien placés, en versant son précieux sang. Par l’Écriture, nous sommes libres et nous voulons être libres.
4. C’est contre la fraternité et contre la parole de Dieu que l’homme pauvre n’a pas le pouvoir de prendre du gibier, des oiseaux et des poissons. Car, quand le Seigneur Dieu a créé les hommes, il leur a donné le pouvoir sur tous les animaux, l’oiseau dans l’air comme le poisson dans l’eau.
5. Les seigneurs se sont appropriés les bois. Si l’homme pauvre a besoin de quelque chose, il doit le payer au double de sa valeur. Donc tous les bois qui n’ont pas été achetés reviennent à la communauté pour que chacun puisse pourvoir à ses besoins en bois de construction et en bois de chauffage.
6. Les corvées, toujours augmentées et renforcées, sont à réduire de manière importante comme nos parents les ont remplies uniquement selon la parole de Dieu.
7. Les seigneurs ne doivent pas relever les corvées sans nouvelle convention.
8. Beaucoup de domaines agricoles ne peuvent pas supporter les fermages. Des personnes respectables doivent visiter ces fermes, les estimer et établir de nouveaux droits de fermage, de sorte que le paysan ne travaille pas pour rien car tout travailleur a droit à un salaire.
9. Les punitions par amende sont à établir selon de nouvelles règles. En attendant, il faut en finir avec l’arbitraire et revenir aux anciennes règles écrites.
10. Beaucoup se sont appropriés des champs et des prés appartenant à la communauté : il faut les remettre à la disposition de la communauté.
11. L’impôt sur l’héritage est à éliminer intégralement. Plus jamais veuves et orphelins ne doivent se faire dépouiller ignoblement.
12. Si quelque article n’est pas conforme à la parole de Dieu ou se révèle injuste, il faut le supprimer. Il ne faut pas en établir davantage qui risque d’être contre Dieu ou de causer du tort à son prochain.
Voir les Douze Articles en anglais (site marxists.org)
et en allemand (site des archives de la ville de Memmingen).
Le danger d’un bouleversement social n’échappa pas aux pouvoirs établis et la réaction ne se fit pas attendre…
Elle unit les seigneurs contre la piétaille et finit de diviser, définitivement, les humanistes, laissant s’évanouir pour toujours les rêves de concorde d’un Beatus Rhenanus, ou sur un mode plus abouti, d’un Martin Bucer.
Cette concorde était tout simplement devenue hors de propos après les batailles de Scherwiller et de Frankenhausen en mai 1525. Les leaders paysans furent généralement exécutés de manière ignominieuse. Les armées des princes, à Scherwiller celle du duc Antoine de Lorraine, à Frankenhausen celle du Landgrave Philippe de Hesse et du duc Georges de Saxe, ne firent pas dans le détail : le traumatisme fut profond et durable à travers les campagnes meurtries et décimées.