Par Jean-Marc Siegel
Publié le 18 juin 2012
Dans la deuxième moitié du XVe siècle, la situation était mûre pour une remise en question de l'ordre établi. La maîtrise des nouvelles technologies, autour de l'imprimerie, donna à cette réflexion une ampleur, une densité et un élan uniques.
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Les temps difficiles des XIVe et XVe siècles, leur cortège interminable de guerres, de misères et d'épidémies, bouleversèrent les fondements de l'ordre social médiéval et contribuèrent à remettre en question le magistère moral de l'Église autant que le contrôle qu’elle exerçait alors sur la société.
Beaucoup avaient pris leur distance vis-à-vis d'une institution dont l'influence restait néanmoins immense et qui continuait à structurer l'ensemble des sociétés européennes, jusqu'à la conscience et l’intimité de chacun : la peur de la mort, de la corruption du corps, de l'enfer et, a contrario, l'espérance en un au-delà plus doux, plus juste étaient formulée et mise en perspective par l'Église.
Cette fonction de medium entre la vie terrestre, précaire, et l'au-delà, l'en deçà, l'inexpliqué, ne doit pas être minorée à l'aune du confort des conditions de vie actuelles. L'attachement à l'Église était bien plus profond qu'on peut le penser aujourd'hui : il survivait à l'ignorance des prêtres, à la grande vie des princes de l'Église.
Chaque jour était jalonné d'un Saint, d'une fête, et la paix de l'église, de la chapelle comme le mystère de la messe apportaient un indiscutable réconfort, des consolations dont la plupart des Hommes étaient privés par ailleurs.
Si l'humanisme se développa sous les formes qu'on lui connaît, soulignons que tous les humanistes se revendiquaient comme chrétiens. Seul différait alors le chemin à prendre :
François d'Assise (1182/82-1226) avait entrepris ce travail quelques siècles plus tôt. Érasme s'attela à cette tâche, mais l'élan de la réforme lui échappa et ce furent Luther, Zwingli et plus tard Calvin, sans parler des anabaptistes, qui proposèrent des réponses de plus en plus radicales, entendues par un nombre croissant de leurs contemporains.
L'humanisme, qui devait être une illumination, ou du moins un regard renouvelé des hommes sur Dieu, le monde et eux-mêmes, fut aussi un incendie : en effet, le feu se répandit selon deux axes, l'un religieux vers une radicalité sans concession, l'autre prenant la forme de revendications sociales quasiment révolutionnaires.
En effet, le feu se répandit selon deux axes, l'un religieux vers une radicalité sans concession, l'autre prenant la forme de revendications sociales quasiment révolutionnaires.
L'ironie tragique et sanglante veut que ces deux facettes furent à la fois distinctes et intimement mêlées.
On peut arguer que, depuis longtemps, c'est la piété personnelle qui constituait le véritable pilier de l'Église : la devotio moderna fut un mouvement encourageant l'engagement spirituel personnel, né aux Pays-Bas dès le milieu du XIVe siècle.
Dans cette perspective, le Christ descend en chacun de nous, qui l'imitons dans son humanité et son dévouement. Ce cheminement, qui s'est développé en marge de l'Église, montre une foi intacte de la part des croyants qui retiraient de ces exercices spirituels force et consolation face aux épreuves de la vie. Par définition assez peu documentée, la devotio moderna est néanmoins l'une des prémisses à l'éclosion humaniste.
Sébastien Brant publie La Nef des fous (Das Narrenschiff) le jour du carnaval de 1494. Ce petit ouvrage devint un immense succès d'imprimerie et un must-have, incontournable dans toute bibliothèque personnelle humaniste. Si Brant ne fut pas le seul à donner de la société une vision très sombre et pessimiste de son temps, ce livre à la grande liberté de ton recelait une puissance inédite, par la force incisive de la satire, qui frappait fort et visait juste…
La Bible, les Pères de l’Église, les textes de l'Antiquité, mais aussi la tradition médiévale germanique, profane, du Carnaval constituent l'inspiration de l'ouvrage.
L’auteur s’attaque aux faiblesses et aux défauts humains dans 112 poèmes réunis sous le titre La Nef des fous. Ces fous sont embarqués dans un navire en route vers un pays imaginaire : la Narragonie (pays des fous). Les gravures sont d’Albrecht Dürer.
Au même titre que les danses macabres, cet ouvrage est un instantané, une capture de la sensibilité du temps. On en comprend aisément le message explicite, mais aussi les sous-entendus. Brant, très croyant, en appelait à l'empereur afin de relever le défi de l'invasion turque. Le questionnement de l'ordre temporel existant y était manifeste, tout comme l'adresse au pape de réformer l’Église. Rédiger et diffuser un tel ouvrage, quelques décennies auparavant, eut été tout simplement inconcevable
Les fous sont libres, déliés des contraintes de l'ordre traditionnel mais ils n'ont plus ni buts, ni repères. Ils errent au fil de leurs passions, de leurs pulsions… Brant exhorte les forces vives à restaurer, à réformer un ordre social et spirituel ébranlé et largement déconsidéré. Les causes de la folie des hommes tiennent à une conception de Dieu bien trop charitable, trop sentimentale, alors qu'il est en fait un juge impavide que l'Homme retrouvera à l'occasion du Jugement dernier.
Navicula sive speculum fatuorum est un ouvrage de Jean Geiler de Kaysersberg (1511). Les quelques 113 gravures qui y figurent illustrent la Nef des fous de Sébastien Brant. Il s'agit d'une édition numérique inédite de l'un des trésors de la Bibliothèque humaniste de Sélestat.
Julius exclusus de caelis
Satire Erasme de Rotterdam, 1513
Coll. Licence CC—BY—NC—ND
Des dérives dans l’Église, il y en avait, et pas seulement de celles qui avilissaient le bas clergé séculier où le quotidien des monastères. À Rome aussi, dans la papauté et le Haut-Clergé : les princes de l'Eglise étaient devenus des potentats caparaçonnés, s’affichant dans la richesse et le luxe.
Dans une satire de 1513 (un dialogue non signé d'Érasme mais qui lui est néanmoins attribué), Julius exclusus de caelis (Jules exclu du paradis), l'auteur se livre à une critique acerbe de ce qu'était devenue la papauté.
Rédigé après la mort de Jules II, un pape belliqueux et commandant lui-même ses armées, on peut y lire que celui-ci ne peut ouvrir la porte du Paradis avec sa clé d'or, tout engoncé dans son armure et paré d'une riche cape.
Pierre lui dit alors : Je n'admets que ceux qui vêtissent ce qui sont nus, qui nourrissent les affamés, donnent à boire aux assoiffés, visitent les malades et les prisonniers…
Dès que l'argent tinte dans la caisse, l'âme s'envole du Purgatoire
(Cf texte latin).
Attribuée au dominicain Tetzel (1465-1519), chargé de vendre des indulgences pour financer la basilique Saint-Pierre de Rome, cette phrase résume le cynisme qui alimente la colère de nombreux chrétiens.
Les indulgences, documents émis par l'autorité ecclésiastique et qui garantissaient la rémission des péchés contre monnaie, existaient depuis des siècles, et avaient déjà été critiquées par Jan Hus. Au tournant du XVIe siècle, le trafic gagna encore en ampleur.
La question des indulgences fut, pour Martin Luther, l'un des déclencheurs de son divorce d'avec cette Église spirituellement délabrée.
Il était clair que la régénération résolue mais tranquille par l'éducation éclairée de quelques élites fréquentant les écoles latines ne pouvait suffire : l'exigence d'une réforme d'ampleur était générale.
Ce constat était partagé par la plupart des penseurs, clercs comme laïcs, mais les moyens de la réaliser cette nécessaire réforme divergeaient de façon radicale. On peut distinguer, entre autres :
Que ce soit par l'éducation, pour le premier, par le feu, pour le second, ou par la raison, pour le troisième, tous souhaitent régénérer ce qui est corrompu. Notons qu'entre Savonarole et Érasme, il y a évidemment un monde, mais leur résonance fut également forte. Si l'Humanisme rhénan doit beaucoup à la pondération d'Érasme, la violence purificatrice fut néanmoins loin d'être absente entre Bâle et Rotterdam.
Les écoles latines, et au premier chef celle de Sélestat, ont opéré avec un certain succès cette tâche de fond de correction et de consolidation. Elles préparaient l’avenir : toute une génération d’humanistes, de réformateurs, y firent ainsi leurs premières armes intellectuelles.
Un maître et ses élèves
Magistri Laurentii Corvini Novoforensis : viri lepidissimi Compendiosa et facilis diversorum Carminum structura : cum exemplis aptissimis ac ad unguem elaboratis : et postremo brevibus cognoscendarum syllabarum preceptis - Laurentius Corvinus, Cologne : Martin de Werdena, 1508.
Coll. Bibliothèque humaniste de Sélestat (K 303, f. 18 v°)
En Alsace et en Forêt-Noire où il résidait la plupart du temps, Wimpfeling devint une sorte de conscience morale dont les textes devinrent très vite des succès d’édition, tant ils étaient copiés, réimprimés, et inlassablement commentés.
Son influence, basée sur des constats largement partagés, fut grande et durable : elle dépassait le clivage entre catholiques et protestants. Martin Bucer par exemple, continua sa vie durant à considérer Wimpfeling comme une inspiration majeure et un maître.
Ce dernier constatait l'état pitoyable dans lequel l'Église était tombée et la mauvaise qualité du clergé, lequel était loin d'être à la hauteur de sa tâche : s'il ne portait pas sa réflexion critique sur les dogmes de l'Église, la réforme de Wimpfeling était d’ordre pédagogique. En effet, il pensait qu'une meilleure éducation produirait un meilleur clergé et, de là, une meilleure Église, une société plus juste et plus forte, au moment où le danger turc se faisait pressant et menaçait la Chrétienté.
La mollesse des élites temporelles et spirituelles apparaissait d'autant plus inadmissible.
Un traité de Wimpfeling, Agatarchia, imprimé à Strasbourg, chez Schott, résume la perception du monde de beaucoup d'intellectuels humanistes de cette époque : Ce qui ruine l'Allemagne, ce sont les annates de Rome, les habits de Venise, les professeurs italiens, et les mendiants français.
Son ami Geiler de Kaysersberg n'en pensait pas moins : il semble que l'idée d'un grand délabrement moral de l'Église était admise par nombre de ses contemporains.
Bien qu'il conseillât aux jeunes gens l'étude des scolastiques, afin d'exercer leur esprit, il était cependant l'ennemi déclaré de leur dialectique pénible, de leurs logomachies puériles ; il se moquait des Thomistes et des Scotistes, dont les écoles ressemblaient à autant de champs de combat et qui sacrifiaient les intérêts religieux et moraux de l'Église à leurs ridicules jalousies. Il méprisait de même les ordres religieux à cause de leur profonde ignorance et de leur complète dépravation. Les mots de couvent et de lieu de prostitution lui étaient presque synonymes...
Essai historique et Littéraire sur la vie et les Sermons de Jean Geiler de Kaysersberg,
Auguste Stoeber, 1834.
Page de titre de l'ouvrage
Adolescentia - Jakob Wimpfeling, Strasbourg : Jean Knobloch, 1508.
Coll. Bibliothèque humaniste de Sélestat (K 120)
Dans Adolescentia, paru en 1500 et qui fut indiscutablement un best-seller, il défendait l'éducation de la jeunesse, et partant des futurs clercs en insistant sur la dimension morale qui devait redevenir une priorité. Cet ouvrage, rare malgré le développement de l'imprimerie, devint une référence majeure pour les directeurs d'écoles latines, les humanistes d'une rive comme de l'autre du Rhin.
La Faucheuse
Adolescentia - Jakob Wimpfeling, Strasbourg : Jean Knobloch, 1508.
Coll. Bibliothèque humaniste de Sélestat (K 120, f. 76 v°)
Des règles pédagogiques y sont énoncées et défendues au nom de l'enjeu essentiel du salut de la société tout entière. Ainsi est-il dit, par exemple : Il faut instruire l'enfance et réformer la jeunesse, en la ramenant à la source d'une religion épurée (Cf texte latin).
Quelques années plus tôt, en 1496, paraissait son Isidoneus germanicus, qui avait marqué les esprits.
Toujours animé du souci de remédier au délabrement de l'Église et de la société, en s'adressant à la jeunesse, porteuse d'avenir, il insistait sur la qualité des maîtres, des professeurs. À cette époque , selon Wimpfeling, faveurs et népotisme empêchaient les maîtres capables et dignes de faire leur travail. Il insistait sur la méthode d'enseignement, la didactique qui, selon lui, manquait cruellement. Le temps perdu à apprendre sans véritablement réfléchir lui apparaissait comme l'un des maux à réformer.
Quant au programme scolaire, il privilégiait évidemment la langue latine, la grammaire et la prononciation, mais aussi l'allemand en simultané, afin de permettre de passer d'une langue à l'autre par des thèmes et des versions. Ajoutons le souci, très moderne, de simplifier les programmes en leur conservant leur intelligibilité afin que l'élève puisse réellement les comprendre.
Et les auteurs ? Les Antiques bien sûr, latins, parmi lesquels Cicéron, César, Salluste, Sénèque, les Pères de l'Église, comme Ambroise, Jérôme... Rien de révolutionnaire en somme, mais un recadrage doublé d’un approfondissement.
Le moine Savonarole abordait pour sa part la crise de l'Église et de la société sur un mode apocalyptique et millénariste. C'est par l’arrivée d’un certain nombre de catastrophes qu’un monde meilleur lui succèdera. À Florence, Savonarole n'eut de cesse de débarrasser l'humanité de la corruption, du superflu, ce qui témoignait aussi, pour le moins, d'un souci de réforme. Il partageait avec Érasme et les autres humanistes cette vision d'une société qui en était arrivée au degré ultime de corruption, de pourriture.
L'immense autodafé de Florence s'inscrit dans cette dynamique : comment sortir des ténèbres et retrouver la fraîcheur originelle du message du Christ ? Ce Bûcher des Vanités (Falò delle vanità), organisé par Savonarole et ses disciples le 7 février 1497, le jour du Mardi Gras, avait pour but de détruire par le feu tous les objects susceptibles de conduire leurs détenteurs au péché (miroirs, vêtements, livres, œuvres d'art…).
Mais Savonarole et son radicalisme firent peur aux puissants… On y mit le holà lorsque la menace vis-à-vis de l'ordre temporel devint évidente. Savonarole mourut sur le bûcher et les velléités de purification radicale furent, pour un temps, contenues…
L'entreprise d'Érasme, une autre figure issue des ordres réguliers, fut plus subtile, infiniment moins violente, mais bien plus efficace et féconde.
Elle misa sur la parole, sur la persuasion bien plus que sur le feu et la terreur. Et elle sut s'appuyer sur le nouveau média, l’imprimerie, et son réseau d'utilisateurs. On aurait pu brûler Érasme, mais pas les idées qui circulaient dans ses livres.
On retrouve ici le terreau de l'espace rhénan où la réforme raisonnée et raisonnable d'Érasme trouva son inspiration et se structura.
On considère souvent Érasme comme le plus grand, ou du moins le plus célèbre des humanistes chrétiens, de ceux qui conjuguèrent une recherche humaniste (une démarche philologique et scientifique vis-à-vis des textes) à la volonté de réformer l’Église de l’intérieur. En cela, il s’opposa à Luther, ne voulant de la rupture à aucun prix.
L'Éloge de la Folie est l'ouvrage majeur qui exprime cette défiance envers l'institution qu'est devenue l'Église : le lien avec la Nef des Fous de Sébastien Brant est ici évident.
On y trouvera quelques exemples de critiques, des affirmations quasiment au débotté, formulées de manière à ne pas donner lieu à censure ni représailles, mais néanmoins très prononcées. En effet, Érasme ne se prononçait pas sur le dogme mais, à l'instar de Wimpfeling ou Brant, sur les mœurs des hommes de leur temps et leurs manquements.
[…] Tant de parjures, tant de débauches, tant d’ivrogneries, tant de rixes, tant de meurtres, tant d’impostures, tant de perfidies, tant de trahisons sont rachetés comme par un comme par un contrat, et si bien rachetés qu’il peut maintenant repartir à neuf pour un nouveau cycle de crimes.[…]
[…] Et quoi de plus fou, que dis-je ? Quoi de plus heureux que ceux qui, pour avoir récité chaque jour sept petits versets des Psaumes sacrés se promettent la félicité suprême, et au-delà ?[…]
[…] Et de pareilles folies, si folles qu’elle me font presque honte, sont approuvées non seulement du vulgaire mais de ceux qui enseignent la religion.[…]
Érasme de Rotterdam. L'Éloge de la Folie. Trad. Jean-Marc Siegel, 2012.
L'Éloge de la Folie
De morte Claudii Caesaris - Sénèque, Bâle : Jean Froben, 1515
Coll. Bibliothèque humaniste de Sélestat (K 1074a)
L'effet multiplicateur de l'imprimerie joua à plein.
On retrouve ici l'effet réseau, extrêmement difficile à juguler dans la mesure où les humanistes se considéraient comme des amis, des collègues et que leurs échanges ne visaient pas à établir une église concurrente. Érasme écrivit des milliers de lettres, en reçut autant, fut un voyageur infatigable, suscitant échanges et commentaires. On parlerait aujourd'hui de buzz.
En témoigne l'exemplaire ci-contre de L'Éloge de la Folie, qui porte l'ex-libris de Beatus Rhenanus (Sum Beati Rhenanu), ainsi que la date (An M. D. XX, soit 1520) et le lieu (Selati Tribonor) auxquels celui-ci l'a acquis.
L'espace rhénan suivit Érasme : si le millénarisme et ses excès n'épargnèrent pas la région, ce ne fut que plus tard, après 1525, que la déferlante sema intolérance et violence entre Bâle et Rotterdam.